On ne pouvait attribuer de cause à ses violences; on aurait dit qu’un sentiment
aveugle, lui faisant desirer une liberté qu’il n’avait jamais connue, le
portait à rompre ses chaînes, et à sortir de l’esclavage où il était retenu. Du
pain, des frnits le calmaient toujours; le besoin de la faim faisait taire celui de
la liberté, et on se réservait avec soin cette ressource contre sa colère; aussi
c’étaient les personnes qui flattaient le plus sa gourmandise qui recevaient de
lui le meilleur accueil ; dès qu’il les apercevait, il avançait vers eux sa longue
lèvre supérieure, et ouvrait sa bouche en tirant la langue. La cage étroite
dans laquelle il était renfermé ne lui a pas permis de manifester beaucoup
d’intelligence, et son maître ne lui demandait que d’oublier ou de méconnaître
sa force et d’obéir; mais à l’attention qu’il portait à tout ce qui se passait autour
de lu i, à la distinction qu’il savait faire des personnes et de ce qui pouvait lui
annoncer quelque chose d’agréable, on juge facilement que son intelligence aurait
acquis beaucoup de développement dans des circonstances plus favorables ; et en
effet, l’éléphant, dans la gêne où était le Rhinocéros dont je parle, n’aurait sûrement
pas montré une conception plus étendue, plus de finesse d’esprit. Mais sa
grande force, et la crainte qu’on avait sans cesse que dans un de ses emportements
il ne brisât sa cage, lui valurent toujours un traitement très-doux; on n’exigeait
rien de lui sans le récompenser; et le peu de mouvement qui lui était permis
était encore cause qu’on ne lui demandait que très-peu de chose, comme,
par exemple, d’ouvrir la bouche, de porter la tête à droite ou à gauche, de
lever la jambe, etc., etc.
Cet animal avait été amené des Indes en Angleterre, d’où il passa dans une ménagerie
ambulante, et toutParis l’a vu en 1815. Il était plus épais et plus lourd encore
dans ses proportions que l’éléphant, quoiqu’il fut plus petit. Sa hauteur, à la partie
la plus élevée de son dos, était de 4 pieds 10 pouces, et sa longueur, du derrière à
l’extrémité de la tête, était de 7 pieds; sa tête en avait deux à compter dès oreilles.
Tout son corps était couvert d’une peau épaisse, tuberculeuse et à-peu-près nue, qui
formait les replis qu’on voit sur notre dessin, trop irréguliers pour être décrits,
mais représentés avec la plus scrupuleuse exactitude. Elle était d’un gris foncé
violâtre, qui paraissait presque noir lorsqu’elle était graissée, et cette espèce de
lubrifiation se faisait une ou deux fois par semaine pour empêcher qu’elle ne se
desséchât trop et ne se couvrît de gersures. Sous les plis, elle était couleur de chair
et beaucoup plus douce qu’ailleurs. Dans certaines parties, à la face extérieure
des membres, aux genoux, sur la tête, les papilles de la peau avaient acquis
une telle longueur qu’elles ressemblaient à des fillets cornés, serrés les uns
contre les autres parallèlement; et ce sont ces papilles que quelques auteurs ont
appelés des excroissances, des gales. Les poils, en petit nombre, qu’on observait
principalement à la queue et aux oreilles, étaient raides, grossiers et lisses;
quelques-uns cependant de ceux qui se rencontraient sur le reste du corps,
étaient frisés, et, quoique épais et durs, ils avaient une apparence laineuse.
Ses jambes étaient cagneuses, ce qui était dû sans doute à la gêne où il
était, et au peu de force que ses articulations avaient dû acquérir dans l’inactivité
où on le tenait. Chaque pied se composait de trois doigts, qui ne se
montraient au-dehors que par les trois ongles dont ils étaient garnis, et qui
avaienl la forme de sabots, c’est-à-dire qu’ils garnissaient les doigts en dessus
et en dessous. La queue était habituellement pendante ; mais elle était susceptible
de mouvements volontaires à droite et à gauche, et l’animal s’en servait
ainsi pour écarter de sa peau ce qui le gênait. Les organes de la mastication
étaient incomplets; ceux de la partie antérieure des mâchoires, les incisives
n’étaient qu’en rudiments : il y en a d’abord deux fortes à chaque mâchoire,
séparées par deux autres très-petites à la mâchoire inférieure, et garnies en
dehors, par deux plus petites encore, à la mâchoire supérieure. Les mollaires
étaient au nombre de sept de chaque côté des deux mâchoires ; celles d’en haut
sont carrées, et présentent diverses figures irrégulières formées par le contour
de l’émail; celles d’en bas présentent deux doubles croissants, excepté la dernière
qui en présente trois.
Les yeux étaient forts petits, les paupières simples, la pupille ronde, et aucun
organe accessoire ne s’y trouvait. Les narines s’ouvraient sur les côtés de la
lèvre supérieure, et ne présentaient qu’une ouverture plus large en avant qu’en
arrière, qui avait un peu la double courbure d’une S. La langue était douce,
les lèvres entières, l’inférieure épaisse et arrondie, la supérieure très-mobile, et
susceptible de s’étendre et de se reployer en dessous, comme une petite trompe.
La conque externe des oreilles était assez grande, mobile, en forme de cornet et
dune structure très-simple. Quant a l’organe du toucher, il ne pouvait guère
avoir quelque délicatesse que dans la lèvre supérieure.
Tous les sens de cet animal, excepté le toucher, paraissaient être assez délicats.
Il consultait fréquemment son odorat, et il donnait la préférence aux
fruits sucrés et au sucre même, sur tous les autres aliments. Il ramassait les
plus petites choses avec sa lèvre mobile pour les porter à sa bouche; et quand
il mangeait du foin, il en formait avec cette lèvre une petite botte, qu’il introduisait
ensuite sous ses dents à l’aide de sa langue. Il faisait fréquemment
sortir sa verge, qui était grande, dirigée en arrière, et terminée par un gland
d’une forme très - compliquée, et qu’on a comparé à une corolle, à une fleur,
portée par un même pédicule, et qu’on aurait comparé avec plus d’exactitude
à un champignon; dans l’érection, elle se dirigeait en avant. Les testicules
ne se voyaient point au-dehors. Sa corne, qui, comme on sait, est solide, fixé-
ment attachée aux os du nez, et composée de fibres de même nature que les
cornes des chèvres et des antilopes, était courte et obtuse; il s’en servait pour
frapper dans ses moments de fureur, et même pour arracher et détruire ce qui
lui paraissait devoir céder à ses efforts. On voyait qu’il était porté par un
mouvement instinctif à se servir de cette partie plutôt que de toute autre, dans
tous les cas où l’emploi de sa force lui était nécessaire.
On a de fort bonnes descriptions et des figures passables du Rhinocéros uni-
corne; c’est pourquoi je me borne aux observations que je viens de rapporter.
Parson (Transactions philosophiques); Edwards (Glann. pl. 221); Buffon (t. XI,
pl. VII); G. Cuvier (Ménagerie du Musée d’Histoire naturelle), l’ont fait représenter,
et l’ont décrit, ou en ont donné l’histoire avec des détails qui ne laissent
rien à desirer de ce qui peut être remarqué sur des individus isolés, étroitement
retenus, et le plus souvent très-mal traités.
Janvier 1820.