LE RHINOCÉROS UNICORNE MALE.
T o u t e s les fois qu’on veut lier les temps anciens aux temps modernes par la
continuité des lumières, même de celles qui ne consistent que dans la connaissance
des objets sensibles et qui se conservent le plus facilement, on tombe
dans le même vide, dans la même obscurité, que s’il s’agissait des idées les
plus abstraites, et qui auraient nécessité une longue et profonde application des
facultés de l’esprit. C’est que la souveraineté, qui exerça l’empire le plus puissant
et le plus étendu sur le moyen âge, éteignit tous les germes, bons ou mauvais
, que l’ancienne Rome avait jetés au milieu des peuples barbares ; et lorsque
les progrès de la civilisation ramenèrent ceux-ci à l’époque où la culture des
sciences devint nécessaire, on comprit rarement ce que les monuments anciens
retraçaient aux yeux, et souvent même on le méconnut tout-à-fait. L’histoire
naturelle, comme l’histoire politique, pourrait offrir de nombreuses preuves de
cette vérité, et le Rhinocéros en est lui-même une frappante.
Les Romains virent plusieurs Rhinocéros, soit dans leurs cirques, soit aux
triomphes de leurs généraux et de leurs empereurs. Pline, Dion Cassius, Strabon,
Pausanias, en parlent avec plus ou moins de détails; et l’on voit, par ce qu’ils
rapportent, qu’on connaissait alors les deux espèces qu’on connaît aujourd’hui,
et qu’on avait de ces animaux des idées aussi exactes pour le moins que celles
que nous pouvons en avoir nous-mêmes; cependant dès-lors, c’est-à-dire depuis le
troisième siècle jusqu’au commencement du seizième, tout ce qu’on avait appris
de ces gigantesques animaux s’était en quelque sorte effacé, et ce n’est que
successivement , et à mesure que les observations des modernes se sont multipliées,
qu’on est revenu à comprendre ce que les anciens avaient dit de ces
deux espèces de Rhinocéros, et à rendre à chacune d’elles les traits qui leur
appartenaient. Le Rhinocéros unicorne est toutefois le seul qui ait encore été
amené vivant en Europe; on n’a que des figures et des dépouilles de l’espèce
à deux cornes; mais le premier, depuis i 5i 3 ,q u ’il parut pour la première
fois chez nous, jusqu’en 1800, a été offert six fois à la curiosité publique, et
l’individu dont nous donnons aujourd’hui la figure, et que nous allons décrire,
fera la septième.
Ce Rhinocéros était encore jeune, et c’était un animal habituellement d’une
extrême douceur ; il obéissait à son maître, et recevait ses soins et ses caresses
avec une véritable affection. Cependant il était quelquefois pris de mouvements
furieux, pendant lesquels il n’aurait pas été prudent de l’approcher.