LE LION DU SÉNÉGAL.
I l est des idées, ou plutôt des réunions de mots, tellement consacrées
par l’usage, que, toutes déraisonnables qu’elles sont, les hommes qui seraient
les plus capables de les combattre avec succès, semblent être entraînés , contraints
par une force toute-puissante à les adopter : c’est qu’elles sont devenues
une possession du langage, et l’on sait toute l’influence que le langage
exerce sur Je jugement. C’est ainsi que le nom de Lion et ceux de grandeur,
de magnanimité, sont en quelque sorte devenus synonymes, et que Buffon
lui-même a été forcé de sanctionner leur association dans un des discours
les plus classiques de son immortel ouvrage.
Il faudra bien cependant, malgré l’autorité du temps et du génie, qu’on
rejette un jour des associations aussi monstrueuses ; elles présentent à l’esprit,
mais sans allégorie, ces créations fantastiques et bizarres d’un corps de lion
surmonté d’une tête humaine, que les Anciens, plus raisonnablement peut-
être, présentaient aux sens.
S’il ny a de grandeur véritable que par la vertu, l’homme seul peut être
grand; lui seul, de tous les êtres intelligents, a reçu la faculté de connaître
et de vouloir.
Le Lion a le naturel du chat domestique ; et quiconque a une idée exacte
du caractère de ce dernier animal, en a une aussi du caractère de toutes
les autres espèces du genre auquel il appartient, du tigre comme du léopard,
du lynx comme de la panthère, sauf les différences qui résultent de la taille
et de la force de chaque espèce, et des circonstances au milieu desquelles leur
développement a eu lieu.
Tout animal, à moins d’ètre poussé par un instinct aveugle, est sans défiance
et sans férocité, s’il a été élevé loin des dangers et sans avoir d’ennemis à redouter
ou à combattre. Au contraire, il devient craintif et méchant, dès qu’il a
appris à connaître le mal et qu’il a dû employer sa force pour lui résister.
Or le Lion, par les ressources que lui donne son organisation, ne peut
avoir en Afrique, où il n’y a point ^d’animaux carnassiers de sa taille, d’autre
ennemi que l’homme ; l’homme seul est capable de lui créer des dangers
et de lui faire éprouver le sentiment de la crainte. C’est donc au l’espèce
humaine s’est déclarée son ennemie, qu’il sera farouche et cruel; par-tout
ailleurs, jamais on ne le verra fuir de peur, ni répandre de sang que pour
se nourrir. C ’est ce que l’expérience montre en effet: les Lions des contrées
habitées sont dangereux lorsqu’ils se sentent les plus forts: ceux des régions
désertes, au contraire, se montrent indifférents à tout, dès que leurs besoins
sont satisfaits.