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Pcul-clre, à l'heure de celte solennelle consécration, le monument
ne portera gravé sur son piédestal que le nom de l'heureux architecte
qui, grâce aux ressources refusées à ses devanciers, sera parvenu
à l'achever; en sorte que le public ne se souciera guère de
connaître les ouvriers qui avaient été les vrais fondateurs de l'édifice,
surtout si ces ouvriers n'avaient reçu que d'eux-mêmes leur
mission ainsi que les moyens de la réaliser.
Malgré tout ce qu'une semblable mission peut avoir de décourageant,
elle n'en offre pas moins un attrait tellement irrésistible, que
les hommes pleins d'abnégation qui l'ont une fois acceptée, ne se
préoccupent pas beaucoup ',de la postérité et n'aspirent à d'autre
bonheur qu'à celui de parcourir jusqu'au bout les contrées lointaines
dont ils ont les premiers entrepris l'exploration, sans se dissimuler
que même ce genre de bonheur n'est accordé qu'à bien peu d'entre
eux.
E n effet, lorsqu'on voit chaque jour ajouter une nouvelle victime
à l'énorme liste funèbre des martyrs de la science, soit morts à la
peine sur le sol de l'Orient, soit succombant après leur retour aux
affections morbides dont ils y avaient puisé les germes, en léguant
à leurs amis le soin de sauver quelques épaves échappées au naufrage,
on est en droit de considérer comme des êtres privilégiés les
rares mortels auxquels il est donné, non-seulement de terminer leurs
opérations dans ces régions inhospitalières et de rapporter en Europe
l'ensemble de matériaux si péniblement recueillis, m'ais encore de
consacrer à l'élaboration et à la publication de ces matériaux une
longue série d'années au milieu de toutes les ressources d'une existence
indépendante, et dans la plénitude de toutes leurs facultés
intellectuelles et physiques.
Sous ce rapport, il est peu d'hommes qui aient contracté envers la
Providence une dette de gratitude aussi considérable que l'auteur du
présent ouvrage. Livré pendant huit années à des pérégrinations d'autant
plus aventureuses que, seul et privé de tout appui, je me replaçai
constamment dans les mêmes conditions critiques, auxquel'es on
échappe une fois mai s que l'on ne brave guère impunément à plusieurs
reprises, j'avais été assez fortuné pour passer à côté des abîmes sans
jamais m'y précipiter, en sorte que j'eus la douleur de voir plus d'un
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de mes serviteurs totnber sous la balle ou le poignard dirigés contre
moi. Mais ce n'est pas tout -, l'égide qui semblait couvrir ma personne
et la rendre pour ainsi dire invulnérable étendit son action protectrice
également sur les précieuses dépouilles scientifiques, qui seules
étaient la cause et le prix des innombrables sacrifices auxquels je
m'étais résigné. Le fait est qu'à l'exception de quelques caisses
égarées, de quelques appareils brisés ou endommagés, j'ai toujours
pu conserver intacts et transporter à Constantinople mes collections,
mes manuscrits, mes instruments, en un mot la majorité des objets
indispensables à des travaux embrassant presque toutes les branches
des sciences naturelles, bien que ce volumineux bagage eût constamment
exigé une douzaine de chevaux, contraints tour à tour de
franchir des montagnes sourcilleuses, de se balancer sur les bords
des précipices, ou de traverser des torrents à la nage.
Voilà par quel enchaînement de circonstances exceptionnelles il
me fut possible de déposer successivement à Paris toutes mes périlleuses
conquêtes, en attendant le jour où, grâce à mes savants et
dévoués amis dont je ne saurais trop apprécier et rappeler le concours,
j'ai pu prendre définitivement possession de mes trésors et les
enregistrer dans les annales de la science.
On conçoit donc le sentiment de profonde émotion que j'éprouve
en livrant au public les derniers résultats de mes pénibles explorations,
et en terminant ainsi une longue série de travaux poursuivis
sans discontinuation pendant près de vingt années, travaux qui
s'étaient identifiés avec les conditions indispensables à mon bonheur,
au point de me faire envisager avec un certain effroi le
moment où il faudrait m'en séparer, ce qui ne m'empêche pas aujourd'hui
de rendre grâce à la Providence de m'avoir permis d'atteindre
si heureusement ce moment décisif.
C'est une faveur dont je me sens tellement pénétré, qu'il me
semble qu'elle m'impose le devoir de consacrer à de nouvelles entreprises
des forces en quelque sorte miraculeusement conservées, et
de combler ainsi le vide que creuserait dans mon existence l'accomplissement
du grand labeur qui l'avait remplie presque tout entière.
Aussi, ce n'est pas en invalide désormais voué à un l'epos légitimement
acquis, que je viens prendre congé de mes lecteurs et leur