Pour comprendre les habitudes du paysan roumain, il ne faut
pas oublier quelle est, et a été, sa condition sociale. Jusqu’au milieu
du X 'V III8 siècle, c’était encore un serf. On a montré, d’ailleurs, ce
que valait la pompeuse réforme du prince Mavrocordat, connue sous
le nom d’émancipation du paysan (1746), dont le résultat fut de
donner aux boyards et couvents un certain nombre de paysans corvéables,
en faisant peser sur les autres des impôts chaque jour plus
lourds, payés à la fois à l’E tat et aux grands propriétaires h La
véritable émancipation du paysan roumain ne date pas de plus de
40 ans, quand on a supprimé les privilèges des boyards exempts de
tout impôt (1857), et quand la sécularisation des biens énormes des
monastères a permis à l’E tat de distribuer des terres aux laboureurs,
en les exemptant des corvées (1864) 2. Encore a-t-on pu établir que
cette réforme capitale avait été viciée par une évaluation très exagérée
de la valeur des terres concédées, et par l’exigence d’une
indemnité équivalente à plus de 30 % du revenu du sol 3.
Même, si la situation actuelle du paysan propriétaire n’était pas
assez précaire, le souvenir des époques troublées, où la terreur planait
sur les campagnes, où l’on n’était jamais sûr de passer une
année sans voir les récoltes ravagées ou la maison brûlée, pèserait
encore sur les habitudes, qui se conservent longtemps chez les populations
rurales. Le paysan aisé, tel qu’on en voit quelques-uns dans
certains districts montagneux, continue lui-même à se nourrir misérablement,
et ne change guère son mobilier primitif.
A la montagne, comme à la plaine, le lit est un simple banc, sur
lequel on étend un tapis ou une natte, avec un ou deux coussins en
guise d’oreillers. En hiver, quand toute la maisonnée se concentre
dans la même chambre, le lit est réservé aux enfants et aux femmes,
les hommes couchent sur la terre battue, auprès du poêle.
Quelques escabeaux, une table de bois, des écuelles et plats de
terre (linghean, cenac), plusieurs cruches et pots aux formes ven1.
M. B a l c e s c o . Question économique des principautés danubiennes, Paris 1850.
Cf. Despre Starea socialâ a muncitorilor in principatele romane in deosebite lim-
puri, Magaz. istoric pentru Dada, II, 1846, p. 229. Question bien résumée par
P. E l ia d e . De l’influence française, p. 57.
2. Voir KogX lk ic e a n o . Desrobirea tiganilor, stergerea privilegiilor boëresci,
emanciparea târaiiilor, Acad. Rom., aprii 1891.
3. J. G h ic a . Convorbiri economice, t. II. Cf. A b io n . La situation économique et
sociale du paysan en Roumanie, Paris, 1895,
trues, servant à conserver ou à cuisiner les ragoûts (ghiveciuri) 1,
deux ou trois cuillères en bois, pendues au mur, constituent a peu
près tout le mobilier. Dans la plaine, s’y ajoutent, des paniers en
osier et en jonc tressé de formes variées, fabriques par les riverains
du Danube ; dans la région montueuse de l’Oltenie et de la haute
Munténie, on retrouve quelques-uns des ustensiles en bois des Stme.
C’est là qu’on voit les femmes aller chercher de l’eau avec la cofa,
sorte de broc de forme tronc-cônique, muni d’un couvercle ; là, qu on
se sert de Y allia, et qu’on transporte la fuica dans la plo?ca, gourde
peinte, qui ballotte sans danger, suspendue à l’arçon de la selle
(v. fig. 16). Le paysan un peu aisé se glorifie de son hambaru, grande
huche en bois de hêtre. Partout brille, au-dessus du foyer, l’indispensable
caldare, qui sert à fabriquer la mamaliga.
Cette bouillie grossière de maïs à l’eau, remuée avec un bâton
jusqu’à ce qu’elle forme un gâteau analogue à la polenta italienne,
est le fond de la nourriture du paysan. Deux ou trois poignées de
mamaliga, accompagnées d’un piment rouge ou d’un oignon cru, font
un bon repas pour le Vainque. Le paysan est, ici, comme presque pai-
tout, très petit mangeur de viande ; de même que le Bulgare et le
Serbe, il se nourrit surtout de ragoûts maigres (ghiveciu), de légumes
crus très épicés, de fromage, de poissons sales, et de viande boucanée
(pastrama). Les ragoûts de poulet, assaisonnés de lait caillé ou de
diverses combinaisons de légumes, sont des plats de fête. Les jeûnes
interminables et répétés de la religion orthodoxe, que le paysan
observe avec un soin scrupuleux, interdisent, d’ailleurs, la viande
pendant plus de là moitié de l’année (202 jours).
Les hygiénistes, qui dénoncent cette nourriture insuffisante,
s’étonnent de la vitalité qu’offre cependant le paysan roumain. Il
est bien rare de trouver un jeune ménage, uni depuis 4 ou 5 ans,
qui ne puisse montrer déjà 2 ou 3 enfants. Malgré 1 énorme mortalité
infantile qui sévit dans les campagnes, on voit, depuis 20 ans,
la population rurale, qui, depuis le commencement du siècle, semblait
diminuer de jour en jour, augmenter d’une façon constante,
avec des excédents de naissance qui varient de 20 à 80 pour 1,000 2.
1. Manolescu, op. cit., p. 65, donne tous les types de poterie indigène. Voir aussi
notre figure 16. 2. A défaut de chiffres spéciaux pour la Valachie, citons ceux la Roumanie par Crupenski (Miçcarea populatiunei Rômâniei, Mdomn. nAésg rpiocuulrt toBuutle.
Statistic 1895). Excédent des naissances sur les décès pour 1,000 habitants (communes
rurales), de 1870 à 1891 : 40, 34, 13, 9, 3, 38, 35, 25 , 7, 35, 10, 63, 54, 75, 80,
83, 72, 50, 56, 75, 48, 72.