
Tandis que les oisifs causent entre eux, je distingue des marchands
qui, au fond de leurs boutiques, additionnent laborieusement
la recette du jour; — j ’ignore si les Arabes ont jamais été
d’habiles mathématiciens, aujourd’hui le plus simple calcul suffit
à dérouter leur intelligence ; — d’autres se sont mis, faute de
chalands, à lire quelque manuscrit déchiré, quelque sale recueil
de prières, d’histoire ou de géographie, géographie fort instructive,
où l’on représente la terre tout entière, moins l’Arabie,
comme « peuplée d’anthropophages et d’hommes ayant la tête
plus bas que les épaules. » On lit peu le Coran ici, grâce à Dieu ;
mais les shiites de Meshid-Ali ont souvent entre les mains des
ouvrages dans lesquels des auteurs illuminés exaltent les vertus
imaginaires d’Ali et de sa famille, ou bien racontent d’une manière
peu conforme à l’Écriture, tantôt les amours de Joseph et
de Zuleyka, femme de Putiphar, tantôt l’histoire des fautes de
David. Dans la plupart de ces traités, la morale est odieusement
travestie; ainsi le péché qui attira sur le roi-prophète un si terrible
châtiment n’était pas d’avoir enlevé la femme d’ü n , comme
le lecteur pourrait innocemment le supposer; non, David encourut
la colère céleste parce qu’il avait commis le crime impardonnable
d’ajouter une centième épouse aux quatre-vingt- dix-
neuf qu’il possédait légalement. Une admiration poussée jusqu’à
l’idolâtrie pour Ali et sa race, une extrême sensualité, voilà le
signe distinctif, le dernier mot de la doctrine shiite.
Des gardes du palais, des nègres revêtus de costumes aux couleurs
éclatantes, se mêlent à la foule et rêçoivent de tous des
marques de déférence, mais rien en eux ne rappelle le despotisme
brutal des fonctionnaires ottomans. Jamais non plus les
les officiers de Télal n’auraient l’idée de s’emparer d aucune
marchandise sans en payer le prix, d’exiger des habitants un
travail gratuit, comme le font les aghas ou les pachas turcs ;
une telle conduite répugnerait à l’esprit noble et élevé de la race
arabe. Le patricien, le c h e f puissant se montrent d’une familiarité
surprenante avec l’homme du peuple ; il se laissent coudoyer par
l’artisan et le portefaix, et la cour elle-même est l’objet d’un
respect qui indique de la part des habitants, plutôt une soumission
volontaire qu’un sentiment servile d’infériorilé.Le spectacle
qui s’offre à nos yeux est plein d’animation ; l’air du matin conserve
encore assez de fraîcheur pour tempérer les ardents rayons
du soleil ; partout s’étend une atmosphère de paix, de bien-être,
de sécurité, inconnue dans les villes de Syrie et d’Anatolie. De
tous côtés, on entend des propos joyeux, de vives réparties, des
éclats de rire, jamais d’imprécations ni de querelles. Doheym et
moi, nous traversons lentement le marché, répondant aux salutations
cordiales qui nous sont adressées ; nour arrivons enfin
à l’extrémité de la place, et nous entrons dans la principale rue
d’Hayel.
C’est une voie large et unie, bordée à gauche par les jardins
du palais, dont les murailles laissent apercevoir, çà et là, les
sommets des jeunes dattiers plantés par l’ordre de Télal; à
droite s’élèvent des maisons entourées de beaux arbres; leur
feuillage épais s’avance jusque sur le chemin, et nous procure
un ombrage fort agréable à cette heure du jour. Doheym me
parle du Nedjed ¡et du Kasim; il dépeint avec attendrissement le
pays dans lequel s’est écoulée son enfance ; il a vu aussi le roi
des Wahabites, bien qu’il ne soit jamais allé àRiad. Nous marchons
ainsi pendant un quart d’heure, — il est superflu de dire
que personne ne hâte le pas dans ce pays presque tropical, surtout
au mois d’août, — et nous arrivons sur une place située
derrière les jardins royaux; là, nous apercevons une large et
profonde excavation ; c’est le Maslakha ou abattoir de la ville.
Un tel établissement placé au coeur de la cité serait, dans tout
autre climat, un foyer d’infection. Ici la brûlante sécheresse de
l’air empêche la putréfaction de se produire; une carcasse
abandonnée sur le sol devient au bout de trois ou quatre jours
aussi inoffensive pour l’odorat, aussi peu dangereuse pour la
salubrité que la fourrure dontles Européens serevêtent en hiver ;
un chameau laissé mort au milieu de la plaine ressemble bientôt
à une préparation anatomique.
Jusque-là, nous sommes restés dans le quartier bâti par la
dynastie actuelle, nous entrons maintenant dans l’ancienne
ville. Les deux quartiers principaux dont elle se compose sont
séparés l’un de l’autre par une longue rue, étroite et irrégulière,
ligne de démarcation qui indiquait autrefois, moins encore la division
des bâtiments que celle du peuple, partagé entre deux
factions hostiles. La fermeté des Ebn-Raschid a mis fin à un tel
état de choses. A droite et à gauche de cette grande artère s’ou-
vrent des rues transversales ; nous en prenons une fort tor