
ni désir de se mettre à leu r recherche. Dans une seule occasion,
son cavalier lui revient en mémoire, c est quand celui-ci s apprête
à le monter. Au lieu de lui dire, comme la bête beaucoup
plus intelligente dont il est parlé dans 1 histoire de Balaam .
* Ne suis-je pas votre chameau, ne vous ai-je pas jusqu à ce jo u r
rendu un fidèle service?» il tend vers son maître un cou sinueux,
ouvre une énorme mâchoire, p rê t à le mordre s il 1 osait
et fait entendre u n grognement furieux, comme pour se plaindre
d’u n acte de cruauté nouveau et sans exemple. En un mot, c’est
u n animal sauvage, incapable d attachement, u n animal qu on
n’apprivoise jamais et qui est soumis a 1 homme seulement par
stupidité.
Il connaît pourtant une passion, la vengeance ; pour 1 assouvir,
il déploie un e méchanceté calculée, à laquelle on ne devrait
pas s’attendre en raison de,son caractère habituel. Je pourrais
appuyer cette assertion de nombreüx exemples, je n’en citerai
qu’un seul. Un jeune garçon, qui habitait aux environs de Balbeck
où je résidais alors, devait conduire à un village voisin un chameau
chargé de bois. La bête indocile se détournant sans cesse
de sa route, mit à bout la patience de son conducteur qui la frappa
plus durement p eu t-ê tre qu’il n’éta it nécessaire. Cependant,
comme son fardeau lui ôtait la liberté de ses mouvements, le
chameau ne jugea pas le moment favorable pour prendre sa
revanche, et attendit un e meilleure occasion. Quelques jo u rs
plus ta rd , le même enfant reconduisait l’animal, qui, cette fois
n’était pas chargé. Arrivé à moitié chemin, le chameau s a rrê ta
tout à coup, regarda de tous côtés pour s’assure r que nul ne
viendrait secourir sa victime, et voyant la campagne complètement
déserte, il se je ta su r son jeune m aître, saisit dans sa gueule
monstrueuse la tête du malheureux, puis, le lançant en l’air, il
le laissa retomber sur le sol, le crâne brisé. Cela fait, il laissa le
cadavre su r la route et continua tranquillement sa marche vers
le village, comme si rien ne s’était passé ; mais des paysans qui,
de loin, avaient été témoins de cette scène affreuse, et qui,
malheureusement, a rrivèrent trop ta rd pour l’empêcher, tuè rent
su r place le féroce animal.
La disposition haineuse de ce compagnon du Bédouin est si
prononcée, que des philosophes, ap p a rten an t sans doute à l’école
du professeur Gorres, ont attribué le caractère vindicatif
l e d é ser t . 4 3
des tribus nomades au lait e t àjla chair des chameaux dont elles
se nourrissent. Je ne me hasarderai pas à tran ch e r une question
aussi épineuse; je dirai seulement, que le cavalier du désert
e t sa monture offrent assez -de points de ressemblance
pour justifier le mot d’un Arabe du Shomer qui d isa it un jo u r
devant moi : - Dieu a créé le chameau pour le Bédouin, e t le
Bédouin pour le chameau. » Il est fâcheux que le barde deTwic-
kenham1 n’ait pu entendre ces paroles ; elles aura ient appuyé
d’une nouvelle preuve le système qu’il a mis en si beaux vers
dans son Essai. Mais pendant que nous dissertons ainsi, nos
chameaux broutent les buissons de ghada, il est temps de les
rappeler et de reprendre notre marche.
Après avoir dépassé les collines de sable de la Wadi-Serhan,
nous q u ittâm e s'la vallée pour en tre r dans une vaste plaine
déserte, mais bien différente des noirs plateaux que nous avions
traversés auparavant;le sol, quoique parsemé de cailloux, avait
une couleur jaunâtre, et n ’offrait pas aux regards une complète
sté rilité ; su r la gauche, on apercevait la longue chaîne de collines
abruptes nommées les Djebal-el-Djowf (les montagnes de
Djowf)'; une gorge profonde, sorte d’embranchement du Serhan,
s’étendait dans la direction du sud. Nous la suivîmes, et un peu
après midi, nous arrivâmes dans un endroit moins resserré,
où deux cents tentes au moins étaient réunies au to u r des sources
de Magoà, sortes de p uits, dont l’eau, qui ne ta rit jamais, ne
serait pas mauvaise, si l’on avait soin d’en éloigner u n peu plus
les chameaux. Ce campement appartenait à la famille des A.z-
zam, branche de la trib u sherarat, qui reconnaissait pour chef
Saïd, et s’était soumise depuis peu à l’autorité de Telal-ebn-
Raschid.
11 nous fallut demeurer deux jo u rs entiers, au milieu des Bédouins,
car Salim n ’osait en tre r avec nous dans le Djowf, à cause
; d’un meurtre qu’il y avait commis. Nous devions donc lui laisser
[ le temps de chercher u n guide capable de nous conduire en sû-
| reté aux frontières de cette province et auquel nous pussions
I remettre u n certificat signé e t scellé constatant que nous étions
| arrivés au but de notre voyage. Salim avait besoin de ce papier
I pour toucher le prix convenu, qu’avant notre départ nous
1. Pope, auteur del’Essatsur l’homme.