
trop peu d’écho dans le coeur des Djowfites pour les engager à
venir en grand nombre dans les mosquées. Le nom du sultan,
Abdel-Aziz, est toujours mentionné dans les prières; c’est là, du
reste, la seule marque de soumission que « le souverain des
deux mers et des deux continents » obtienne dans les États de
Télal ; encore cet honneur, si vide q u ’il soit, lui est-il refusé
dans les provinces du sud de l’Arabie ; la monnaie turque n’a
pas cours dans le Nedjed e t l’Oman; on la reçoit dans le Djebel-
Shomer, mais on y admet également celle des autres pays d’Europe.
Après dix jo u rs passés à Djowf, nous nous rendions parfaitement
compte de l’état du pays. Une civilisation naissante, luttant
contre la barba rie qui l’enserre p a rto u t; une organisation élémentaire,
mise à la place du chaos; un vernis du culte musulman,
mêlé à quelque peu de fanatisme wahabite, recouvrant un
fonds de matérialisme et d’indifférence religieuse; l’amour du
commerce e t du trav a il succédant avec len teu r à des habitudes
de rapine et de brigandage ; beaucoup d’hospitalité, peu de bonne
foi, une certaine politesse, nulle moralité, telle était cette province
dans l’été de 1862. D’un autre côté, ce que nous connaissions
déjà du Djebel-Shomer et de ses habitants nous portait à
croire que l ’étude de ce pays nous récompenserait amplement de
nos fatigues et de nos dangers; quant au Nedjed e t à l’Oman,
malgré tous les renseignements que nous avions cherché à obten
ir en Syrie,"nous en savions fort peu de chose ; aussi étions-
nous impatients de quitter le Djowf pour nous avancer vers les
provinces de l ’inté rieur.
D’ailleurs, malgré la généreuse hospitalité que nous recevions,
nous avions à supporter beaucoup de privations et d’ennuis.
Une fièvre violente avait épuisé mes forces pendant la traversée
du désert, et bien que le repos, la salubrité du climat, l’eau pure,
les raisins fraîchement cueillis, eussent fait disparaître le mal,
j ’avais besoin, p o u r m e ré ta b lir complètement d’un régime meilleu
r que la viande mal bouillie et le mauvais djirishah qui
composaient ici ma n o u rritu re ordinaire. Or, j ’avais entendu
dire qu’à Hayel l’alimentation était plus délicate et plus variée ;
on parlait même, espoir flatteur, de pain cuit avec du levain.
La lésinerie de nos honorables chalands, leurs petites ruses pour
avoir à bon marché les étoffes ou les miroirs, les exigences de
notre hôte Ghafil, qui voulait régle r toutes choses selon sa fantaisie
et pour son plus grand avantage, to u t cela ne -laissait pas
que d’être fatigant à la longue. Enfin, je regrette de le dire,
nous étions sans cesse témoins d’une licence de moeurs e t de
manières, nous assistions à des conversations qui aura ient fait
rougir un Villiers et révolté un Wicherley.
Il nous fallait néanmoins réprime r notre étonnement e t notre
dégoût; car des empiriques, des colporteurs arabes, devaient
être familiers avec ces sortes d’aventures. Nous étions obligés
aussi, pour ne pas nous trahir, de paraître âpres au gain, d’entamer
des discussions interminables su r le prix de n otre café ou
de nos tissus. C’était u n rôle monotone, pénible, ennuyeux, et
nous ne pouvions nous empêcher de répé ter souvent : « C’est le
meilleur jeu que nous ayons à j ouer, mais quand donc cela finira-
t-il ? i
Les lecteurs sévères nous blâmeront peut-être de ne pas avoir
coupé court, p a r un édifiant sermon, aux confidences obscènes
de nos amis les Djowfites. A cela je répondrai p ar le vieil adage :
» il ne faut pas je te r des perles devant les pourceaux; » si nous
nous étions départis de notre réserve, nous nous serions exposés
à de grands dangers,, et cela, sans profit pour personne.
Chez deux Arabes seulement nous nous sentions à l ’aise, en
famille pour ainsi d ire , l’un était Dafi, ce parent de Ghafil qui
nous avait si cordialement accueillis lors de notre arrivée ; Vautre
se nommait Salim ; c’était un vieillard respectable et instruit,
dont la mai son touchait à la nôtre, et qui, entouré d ’une nombreuse
famille, avait su l ’élever dans la vertu e t la crainte de
Dieu. Nous avions l ’habitude de nous réfugier auprès d ’eux quand
nous étions par trop fatigués de Ghafil e t de ses pareils; nous
passions dans leu r khawah des heures paisibles, agréablement
occupés à écouter des poésies arabes, à discuter des points de
morale e t de religion, à nous entretenir de la situation du pays.
Dans ces deux maisons, nous étions sûrs de rencontre r des coeurs
loyaux et véritablement dévoués. On nous avait fait promettre
de repasser p a r le Djowf à notre retour d’Hayel, e t plus ta rd , p en dant
notre résidence dans le Djebel-Shomer, nous reçûmes p lu sieurs
messages p ar lesquels Salim et Dafi nous pressaient de
revenir.
Cependant, je dois le reconnaître, presque tous ceux avec les