
pondant à celui des ouvriers qui s’occupaient de travailler le fer
dans la grande cité. En évaluant d’après cette donnée la population
entière, on arriv erait à un chiffre tout à fait invraisemblable.
Mais s’il faut rab a ttre beaucoup de l ’exagération orientale,
il est du moins certain qu’Eyanah était, à cette époque, la
première ville du Nedjed, e t qu’elle égalait, si elle ne les surpassait
pas, les plus importantes places de l ’Arabie actuelle;
du reste la grandeur e t l’étendue de ses ruines en portent
témoignage. Près des remparts s’élevait la sépulture de Saad,
héros fabuleux qui était l’objet de la vénération populaire; on
regardait sa tombe comme le palladium de la capitale nedjéenne,
et l ’on ne se lassait pas d’y apporter des présents, d’y offrir des
sacrifices. C’était plus qu’il n’en fallait pour exciter l ’indignation
de l’apôtre wahabite.
Mohammed imposa néanmoins silence à son zèle et attendit
patiemment l ’heure d ’exécuter ses vastes projets. Il se ren ferma
dans sa maison, mena une vie paisible et retirée, n’essaya,
ni de prêcher sa doctrine, ni de se distinguer en rien de
ceux qui l ’entouraient. Sa prudence, ses manières graves, le
savoir qu’il avait acquis pendant ses longs voyages, son éloquence
et aussi sa richesse, — ce qui ne gâte rien en aucun
pays, — lui valurent b ientôt l’estime et la popularité. Chacun le
connaissait, chacun l’adm ira it; Ebn-Maammer lui-même se plaisait
à le combler d’honneurs.
Le Wahabite sentit que le moment d’agir était venu. Un soir
qu’il était assis su r la terrasse de sa demeure, il entendit un
homme qui avait perdu son chameau, invoquer à haute voix
Saad, pour retrouver la bête égarée. * Wlemd la tedaao bi rabb
is Saad (Pourquoi ne pas vous adresser au Dieu de Saad),? »
s’écria Mohammed de manière à être en ten d u , non-seulement
de celui auquel il s’adre ssait, mais de tous les passants qui
encombraient le marché, car sa demeure en était fort proche.
Un langage si peu ordinaire, car depuis plusieurs siècles p e rsonne
ne l’avait ten u dans le Nedjed, provoqua la curiosité,
d’où naquit la controverse. La glacé était rompue, le vaisseau
lancé à la mer, e t bientôt après les Eyanites fu ren t divisés en
deux partis, l ’un dévoué à Saad, l’autre à l’islamisme.
Chaque jo u r augmentait le nombre et l’audace des disciples
d’Àbdel-Wahab, mais l ’insouciant Ebn-Maammer affectait de ne
pas voir la fermentation religieuse qui menaçait de bouleverser
le pays. Quelques-uns des principaux habitants de la ville, fermement
attachés à leurs anciennes croyances, tentèrent de lui
ouvrir les yeux. Leurs représentations ayant été repoussées, ils
s’adressèrent au gouverneur suprême de la province, Ebn-
Muflik, roi du Katif; ils lui apprirent la rapide extension que
prenait le nouveau dogme, la coupable négligence du chef local
et lui signalèrent le réveil de l’islamisme.
Ebn-Muflik éprouvait pour la religion de Mahomet la haine
implacable d’un Carmathien. Il donna aussitôt l’ordre à Ebn-Maammer
d’interdire les prédications nouvelles et d’enfermer dans
une prison le réformateur. Mais, au lieu d’obéir à ses in stru c tions,
le gouverneur se contenta de prendre une de ces demi-
mesures qui attisent bien loin d’éteindre le feu du prosélytisme.
Il fit savoir à Mohammed qu’il ne pouvait pas le protéger
plus longtemps, et lui conseilla de se soustraire au péril par la
fuite.
Cet échec appa rent fut en réalité le signal d’une victoire
prochaine. A six lieues d’Eyanah s’élevait la place forte de De-
reyah, destinée plus ta rd à une éclatante fortune et à des revers
plus éclatants encore. C’est là, qu’au milieu d’une population
peu nombreuse, mais énergique, vivait le petit-fils de Saoud,
premier chef du district et descendant du clan des Anezah, proches
parents des Wail et des Taghleb. Comme son grand-père,
le jeune gouverneur se nommait Saoud; il était hardi, entreprenant,
fort de l’affection de sa nombreuse famille ; toutefois, des
voisins puissants et ambitieux, Ebn-Maammer au nord, Daas,
chef de Manfouha, au sud-est, faisaient courir de grands dangers
à son petit État.
Mohammed alla frapper à la porte du palais de Saoud, et lui
demanda la protection qu’un Arabe refuse rarement à u n fugitif.
Mais les rôles ne ta rdèrent pas changer; le Wahabite, confiant
dans l’âme ardente et les hautes facultés de son jeu n e hôte, lui
exposa le projet qu’il nourrissait depuis si longtemps et termina
p a r ces paroles : « Jurez-moi que la cause de Dieu deviendra
votre cause, l ’épée de l’islam votre épée, et je vous donne ma
parole que vous deviendrez le seul monarque du Nedjed, le premier
potentat de l ’Arabie. »
Quelque téméraires que puissent p a ra ître de telles promesses