
soif ! » Nous repartions donc, poussant nos montures fatiguées
au milieu de la n u it obscure, e t nous attendant sans cesse à être
attaqués ou pillés. Pour ajouter à ma détresse, j ’étais en proie,
depuis notre départ deMaan, à une fièvre violente qui, jointe à
la lassitude et à l’abattement, m’inspirait les pressentiments les
plus fâcheux. « Les eaux de la mort et de l’oubli, me disais-je,
sont les seules que tu doives attendre. » Partagé entre le rêve et
le délire, je n ’avais plus conscience ni du sol que nous foulions
sous nos pieds, ni du b u t de notre voyage. Une seule plante
répandait su r notre route monotone u n peu de vie et de variété,
c’était la coloquinte amère e t empoisonnée du désert.
Voici comment se réglaient nos heures de marche. Levés
longtemps avant l ’aube, nous poursuivions notre course, sans
nous ra le n tir un moment, ju sq u ’à ce que le soleil, arrivé près
du zénith, nous eût avertis de prendre notre repas du matin.
Nos Bédouins choisissaient toujours pour mettre pied à te rre ,
un endroit où le te rrain déprimé permettait de nous dérober
plus facilement aux regards ; c’était la seule considération qui
pût, du reste , déterminer notre préférence, car les petits espaces
de gazon desséché répandus au milieu de la plaine de cailloux
noirs, se ressemblaient tous ; quant à de l’ombre, il n y fallait
p as songer dans ce pays aride et nu. Nous formions avec nos
bagages u n e sorte de mur, destiné à nous a b rite r des rayons
dévorants du soleil, et, après nous être un in stan t reposés, nous
nous occupions des préparatifs culinaires. Ils étaient des plus
simples, car nos provisions se composaient uniquement d’un sac
de farine grossière mélangée de sel et de quelques dattes sèches.
Nous prenions deux ou trois poignées de cette farine que l ’un
des Bédouins pétrissait dans ses mains crasseuses en y versant
un peu de l ’eau vaseuse des o u tre s ;.p u is il façonnait avec la
pâte un grand gâteau rond, d’un pouce à peu près d’épaisseur.
Pendant ce temps, un de ses compagnons allumait un feu d herbes
sèches, de racines de coloquinte et de bouse de chameau; il
préparait ainsi un lit de braise enflammée su r lequel on posait
le gâteau qu’on recouvrait de cendres ; au bout de cinq minutes
on le re to u rn a it, et enfin la bande affamée se partageait cette
galette mal pétrie, à moitié crue, à moitié cuite, et plus d’à moitié
brûlée, qu’il fallait manger brûlante sous peine de la voir se
transformer en une substance impossible à décrire, résistante
comme le cuir et capable de défier le plus vif appétit. Une
gorgée d’eau saumâtre nous aidait à digérer ce mets savoureux.
Le repas fini, nous reprenions à la hâte notre route au milieu
des mirages décevants, et quand l’approche du soir avait diminué
la chaleur torride et la lumière intense du jour, une heure environ
avant le coucher du soleil, nous procédions à notre souper,
qui d’ordinaire se composait de dattes sèches, car nous avions
peur d’éveiller l’attention de quelques pillards cachés dans la
vaste solitude. Cependant ces fruits, comme le pain d’Ésope, ou
comme celui de son prototype arabe Beyhas, s’épuisèrent à la
lpngue ; notre régime fut alors celui du soldat en campagne, m ais
si nous avions le sable et le pain grossier, nous ne possédions ni
tente, ni lit pour prendre du repos. Nous marchions à la clarté
de la lune, ou bien à la lu eu r des étoiles, e t vers minuit nous
nous étendions sur le sol, juste assez longtemps p o u r apprécier
combien au ra it été doux le sommeil, auquel la voix du guide
nous arrachait presque aussitôt.
« Voulez-vous, aimable lecteur, entreprendre avec moi une
excursion en Arabie, » dit un écrivain bien connu, qu’en Angle
te rre il suffit de citer pour le faire reconnaître. J ’avoue, pour ma
part, que le souvenir de son délicieux petit conte, intitulé : « Le
Sommeil de la Beauté. » m’a fortifié dans cette occasion et dans
plusieurs autres to u t aussi pénibles. « Beaucoup succombent, un
seul réussit,» « ayez confiance, vous verrez à la fin un spectacle
digne de vos efforts » : ces paroles ranim aient mon a rd eu r et
ainsi le gracieux poëme « m’est venu en aide p o u r atteindre une
fin inutile, » quoique peut-être ce ne soit pas exactement celle
que M. Tennyson se proposait.
Aux consolations que mon compagnon et moi pouvions
trouver dans notre propre pensée, les Arabes ajoutaient des
encouragements non moins efficaces ; ils nous assuraient que
si une grande hâte était nécessaire pour so rtir au plus tô t d ’un e
région où nous avions à craindre et les tortures de la soif e t les
bandes de pillards, nous serions à l’abri de to u t p é ril sérieux
e t libres de nous reposer de nos fatigues, dès que nous aurions
attein t les États de Telal-Ebn-Raschid, souverain du Djebel-
Shomer. Cette te rre promise commençait, disaient-ils, à la
Wadi-Serhandont quelques tribus à peine nous séparaient; là ,
nous trouverions de l’eau en abondance et une sécurité com