
aucune allusion à des cas particuliers, justifiés peut-être par des
circonstances qui me sont inconnues. Une autre raison, du reste,
doit détourner les voyageurs européens d’emprunter le costume
des derviches, car cette ruse, loin de faciliter l’étude des pays
que l’on tra v e rs e , suscite de nouveaux et sérieux obstacles,
« C’est plus qu’un crime, c’est une bêtise » (sic). Ceci demande
une courte explication.
Les derviches de l’Orient ne sont pas des individus isolés ; ils
appartiennent à des associations étroitement unies et fort répandues
, qui toutes se rattachent à une grande école de doctrine ;
tels sont les Refayites, les Kaderites, les Bekrites et plusieurs
autres. Je ne m’étendrai pas ici sur les dogmes de ces pieuses
sociétés, su r les différences qui les séparent; il me suffira de dire
que chacune d’elles a son enseignement particulier, ses observances
spéciales, ses saints et ses docteurs. Les ordres des franciscains,
des dominicains, des bénédictins, ne sont pas plus fortement
organisés, plus distincts les uns des autres que les
associations ascétiques de l’Asie. Si un protestant d’Èdimbourg
ou de Stockholm voulait, pour un motif quelconque, traverser
l’Italie et l ’Espagne sans que sa croyance religieuse fût connue,
n ’est-il pas évident qu’il s’exposerait à des difficultés innombrables
et trah ira it d’une manière bien plus sûre son ingonito en
pren an t la robe d’un bénédictin ou d’un franciscain? Supposons
même que la foule, trompée par son costume e t sa tonsure,
ajoutât foi à son caractère; qu’arriverait-il s’il rencontrait quelque
membre de l ’ordre auquel il prétend appartenir? Un moine
clairvoyant concevrait bientôt des doutes sur l’authenticité de ce
frère étranger, e t lui adresserait quelqu’une de ces questions
familières qui constituent pour ainsi dire la franc-maçonnerie
de toute corporation puissante. Certes, le voyageur du Nord a u r
a it circulé plus librement au milieu de la foule sans revê tir le
froc ni passer une corde autour de sa taille.
Il me semble difficile d’admettre que des explorateurs eu ropéens
aient p u , sous le costume de derviches, parcourir
l ’Orient sans être reconnus. Plusieurs d’entre eux, tombés aux
mains de populations fanatiques, ont payé de la vie le u r stra ta gème.
D’autres, plus heureux, sont revenus se vanter de le u r
succès imaginaire, et railler agréablement les musulmans crédules.
Mais j ’ai de bonnes raisons pour croire que leu r déguisement
n’a pas fait autant de dupes qu’ils l’imaginent. J ’ai entendu
plus d’une fois les habitants du pays même qu’ils avaient parcouru
, rire de ces faux derviches, dont la politesse orientale
avait seule protégé l’incognito. Pourtant on me parlait de ces
voyageurs comme d’hommes d’une habileté peu commune et
depuis longtemps familiarisés avec l’Orient. Et je ne puis guère
supposer que d’autres moins bien doués et moins instruits aient
mieux réussi.
Mes lecteurs s’étonneront sans doute qu’on puisse pénétrer de
tels déguisements, sans qu’il en résulte aussitôt un violent éclat
et des conséquences pires encore. Cependant les choses se passent
souvent de cette manière, par suite d’un tra it particulier
du caractère oriental et de l’esprit islamite. Le mahométan
d ’Asie, même quand il a les meilleures raisons de douter, se défend
à dessein de to u t soupçon contre quiconque professe extérieurement
la même foi, et il se conforme ainsi à l’un des préceptes
qui sont exprimés avec le plus de force dans le Coran:
« Ne dis point à celui qui te rencontre et te salue : Tu n ’es pas un
vrai croyant ; » et ailleurs : « 0 vous, fidèles croyants ! évitez de
soupçonner vos frères, car le soupçon est souvent un crime. »
La tradition attribue au Prophète une maxime plus énergique
encore : •« Celui qui accuse un vrai croyant d’être un infidèle, devient
pire qu’un infidèle. » Les mahométans admettent généralement
en principe que, quiconque prononce la formule sacramentelle
: « Il n’y a de Dieu que Dieu, » est u n croyant sincère ; ils
pensent être obligés de le considérer comme tel, de le traiter
avec indulgence e t respect, sans s’informer de ses convictions.
* El batim l’Illah, » « l’homme intérieur n’appartient qu’à Dieu, »
est une de leurs maximes favorites. Voilà comment des musulmans
baptisés, des derviches de fantaisie, peuvent jo u ir du bénéfice
de la conformité extérieure, quoique leur imposture soit
facile à découvrir.
Ces dernières remarques s’appliquent surtout à La Mecque, à la
route du pèlerinage et aux villes maritimes. Mais dans l’intérieur
de l’Arabie, les choses pourraient n e pas to u rn e r aussi bien.
Car l’indulgence dont on use envers les imposteurs ne s’étend
pas aux espions, et l’on ne tarde ra it pas à regarder comme tel
notre prétendu derviche. On a vu récemment un triste exemple
de la sévérité que montrent les Arabes en pareille circonstance