
Ces explications donnent une idée de la conduite qui nous était
imposée par notre titre de docteurs. Pendant to u t le cours de
notre voyage, la profession, médicale fut notre unique passe-port,
et nous ne permîmes à personne de péné trer notre secret, à
moins que des circonstances particulières ne rendissent cet aveu
indispensable.
La n atu re de nos occupations rendait nos journées assez u n iformes,
sans pourtant amener la fatigue e t l’ennui. Une page de
mon journal, prise au hasard, fera connaître à la fois aulecteur,
et l ’emploi de n o tre temps, et la vie ordinaire des habitants
à’Hayel. C’est p o u r moi un plaisir véritable die me reporter à
l’u n e des époques les plus heureuses de mon existence de voyageur,
et j ’espère que le lecteur, en m’accompagnant au milieu
de mes amis les Arabes, p a rta g e ra quelques-unes de mes impressions.
Nous sommes donc au 10 août 1862, j ’aurais pu tout aussi bien
prendre le 9 ou le 11 ; j ’ai choisi le 10, simplement parce que la
note est plus longue, l’écriture plus fine et plus serrée. Cependant
pour la consolation de ceux qui aiment les sanglantes b a tailles,
les m eu rtre s horribles, j ’ajouterai qu’en parcourant ces
lignes, j ’aperçois u n épisode dont le récit les intéressera sans
doute, car il forme comme une tache de sang au milieu d’une
plaine verte et fertile.
Ce jour-là, deux semaines environ après notre arrivée, Salim-
Abou-Mahmoud-el-Eys, e t Barakat-esh-Shami, c’est-à-dire, moi
et mon compagnon, quittèrent, non leurs lits, ca r ils n’en avaler t
pas, mais les tapis su r lesquels ils s’étaient étendus, afin de profiter
des fraîches heures du matin pour faire une promenade en
dehors de la ville. L’au b e blanchissait à peine l’horizon, les
étoiles veillaient encore su r les habitants endormis, le soleil
n ’avait p as commencé sa course, ni les hommes rep ris leurs
soucis et le u rs travaux ; nous traversâmes la rue conduisant au
marché, e t nous prîmes la direction du sud-ouest. Les énormes
chiens de garde, dont l’aboiement et les morsures rendent les
rues fort dangereuses pendant la nuit, se re tira ien t à l ’approche
du jo u r ; çà et là seulement, quelque chameau couché sous son
fardeau, avec son conducteur endormi à ses côtés, attendait l’ou-
v e itu re du magasin devant lequel il stationnait depuis te veiïîe.
Malgré l’heure matinale, les portes du marché étaient ouvertes,
e t le gardien assis à son poste dans sa guérite. Nous longeâmes
ensuite une rue bordée de maisons e t de riants ja rd in s qui nous
conduisit au rempart occidental de la ville, ou pour mieux dire
du nouveau q u artier construit p a r ordre d’Abdallah. Une porte
élevée,flanquée de deux tours rondes, donnait accès dans la campagne’
q u ’u n e douce brise rafraîchissait en ce moment. A l’ouest,
les sommets noirs et rocheux du lljebel-Shomer, éclairés p a r les
premières lueurs du jo u r, se dessinaient sur le sombre azur du
ciel - cette même chaîne vient rejoindre Hayel, au nord, puis
s ’étend fort loin dans le désert, s’abaissant graduellement à mesure
qu’elle se rapproche de la vallée de l’Euphrate. Au sud, un
groupe de rochers se dressait devant les montagnes e t cachait à
notre vue les larges passages qui conduisent au Djebel-Solma.
Derrière n o u s, la capitale avec ses palais, ses. tours, ses maisons,
ses ja rd in s, détachait ses noirs contours des bandes de
lumière qui sillonnaient l’horizon du côté de 1 orien t; plus loin,
un pic gigantesque semblait suspendre sa masse pesante au-
dessus de la ville ; des rochers moins élevés le rattachaient à la
principale chaîne des montagnes, bouclier de pie rre qui protège
le coeur du royaume. Nous distinguons, à la lumière incertaine
de l’aube naissante, des taches sombres disséminées dans la
pla ine; ce sont les villas d’Obeyd e t des au tre s chefs, de petits
hameaux, des villages avec leurs bosquets de palmiers et à’ithels.
Un voyageur solitaire monté sur son chameau, une troupe de
chacals se glissant furtivement dans leurs cavernes, quelques
misérables tentes de Bédouins animent çà et là le paysage. Enfin
la brillante étoile de Canopus scintille au-dessus des montagnes
méridionales, et annonce le commencement de l ’année arabe.^
Nous nous dirigeons vers le petit groupe de rochers que j ai
déjà décrit, et parvenus su r le sommet, c’est-à-dire à une hauteur
de cent pieds au moins, nous contemplons le magnifique panorama
qui se déroule au to u r de nous. Longtemps avant que les
cimes escarpées du Djebel-Shomer soient dorées p a r les rayons
du soleil, nous apercevons des groupes de paysans q ui, poussant
devant eux leurs ânes chargés de fruits et de légumes, sortent
des gorges de la montagne et s’acheminent lentem ent vbts la
ville, semblables à des fourmis qui se dirigent vers la fourmilière.
Des cavaliers partent d’Hayel, une longue file de chameaux
arrivent par la route de Médine. Nous restons à n otre observa