
hommes enfermés dans u n cercle magique, condamnés à marcher
toujours sans jamais en sortir. Un peu avant l’aube, nous
rencontrâmes une soixantaine de cavaliers armés de lances et de
mousquets; c’était l’avant-garde d’une expédition militaire envoyée,
par ordre de Télal, pour punir l’insolence des Bédouins
Teyaha qui avaient dévasté les environs de Teymah.
Le matin nous trouve encore frayant péniblement notre route
au milieu des sables. Les premières lueurs du jo u r nous montraient
nos compagnons disséminés comme autant de points
noirs dans la plaine immense; l’un d’eux, monté sur u n vigoureux
dromadaire, avait pris une avance considérable ; un au tre ,
dont le chameau épuisé de fatigue s’était affaisé sur le sol,
cherchait à faire relever le malheureux animal en plongeant
dans ses flancs meurtris la pointe de son couteau ; un tro isième,
demeuré fort en a rriè re , semblait presque immobile.
* Chacun pour soi et Dieu pour tous ; » nous hâtâmes notre
course, rega rdant anxieusement si nous n ’apercevions pas les
montagnes de Djobbah ; elles ne devaient pas être loin, mais les
monticules de sable les cachaient à notre vue. Enfin à midi,
nous découvrîmes leurs sommets sauvages, aux formes presque
fantastiques, émergeant de la mer de sable, et un peu après la
plaine de Djobbah apparaissait à nos regards charmés.
Un amas de sombres rochers granitiques, hauts de sept à
h u it cents p ie d s , s’élève à l’entrée d’une vallée im m en se ,
dont le sol était en p artie recouvert d’une blanche couche de
sel, en partie occupé p a r des cultures, des ja rd in s, des bosquets
de palmie rs, au milieu desquels s’abrite le village de
Djobbah, village fort semblable à celui de Djowf, moins la to u r
et la citadelle. Au delà, le désert étale de nouveau ses collines
de sable, a rd en t miroir où se réfléchissent la lumière et la chaleu
r du soleil, et plus loin encore, la chaîne pittoresque de Djebel
Shomer dessine su r le fond de l’horizon ses sommets empourprés.
Si nous avions gravi les rochers qui se trouvaient à
notre droite, nous aurions aperçu vers le sud-ouest, mais à une
grande distance, les riches plantations de palmiers de la ville de
Teymah, cité fameuse dans l’histoire de l’Arabie e t que p lu sieurs
auteurs supposent être la Téman de 1 É criture sainte.
Mais en ce moment une goutte d’eau fraîche e t un peu d’omb
re avaient pour nous plus d’attrait que toutes les Teymah du
monde ; mon chameau, à bout de forces, se tra în a it avec peine,
et j ’étais moi-même si fatigué que je ne le pressais g u è re ; aussi
nous fallut-il plus d’une heure pour arriver au village.
La tente de notre guide était plantée en dehors de l ’enceinte,
et sa famille l’attendait avec une vive anxiété. Djedey nous offrit,
— en vérité, il ne pouvait moins faire, — de nous reposer dans
sa demeure. Nous bûmes un peu d’eau fraîche mélangée de lait
aigre, et nous nous étendîmes sous l’insuffisant abri des couvertures
en lambeaux qui protégeaient le logis de n otre hôte.
Vers le soir, Djedey conduisit ses malheureux chameaux, qui
étaient restés tout le jo u r exposés à l ’ardeur du soleil, vers un
puits situé dans une maison voisine, e t il nous proposa d’aller
visiter le gouverneur Aakil, simple paysan de Djobbah, investi
par Télal de l’autorité administrative. Le but réel de notre
digne ami en nous conseillant cette démarche, était de nous
assurer à tous un bon souper, chose qu’il lui aurait été difficile
de nous offrir lui-même. Pour cela, il avait cru devoir recourir
à la ruse, car jamais vieille douairière du temps de Young ne
justifia mieux que les Bédouins les paroles satiriques du poète :
F o r h e r own breakfast m i l devise a scheme
Nor take h e r te a w ith o u t a stra tag em .1
A la grande joie de mon compagnon qui, d’après l’aspect misérable
de la tente de Djedey, s’attendait à une assez pauvre
chère, les manoeuvres de notre guide furent couronnées de succès.
Aakil nous retin t à souper; un entretien suivit un excellen
t repas, e t Djedey lui-même, mis en belle humeur, contribua
aux plaisirs de la soirée en exécutant avec l’esclave nègre,
esclave chargé de la préparation du café, une danse burlesque
qui nous fit beaucoup rire .
Le lendemain fut consacré au repos : il fallait rep ren d re des
forces pour les trois jo u rs de voyage qui nous séparaient encore
d’Hayel. Nous visitâmes le village, cherchant à lier conversation
avec les habitants, et p a rto u t nous fûmes frappés de l ’affection,
du respect, du culte dont ils entourent le nom de Télal. Le
calme et le b onheur qui rég n a ien t dans cette petite province,
1. Elle emploie de savantes combinaisons pour se faire inviter à déjeuner.
Son thé n’aurait pas de saveur si elle ne l’avait obtenu par d’ingénieux stratagèmes.