
viande, auquel on avait jo in t de minces gâteaux de pâte sans
levain, des dattes, de petits ognons et des courges hachées. Ce
mets, bien qu’un Yatel eût pu y trouver à redire, nous sembla
délicieux, comparé à la maigre cuisine des Bédouins. Le repas
fini, nous allâmes dans le khawah prendre le café et nous re vînmes
jo u ir en plein a ir d’une de ces belles soirées d’été, si
fraîches, si pures et si splendides au milieu des montagnes.
Pendant ce temps, Seyf s’occupait de nous préparer un logis ;
p a r ses ordres, un des magasins situés dans la cour extérieure
fut promptement débarrassé de ses m archandises, nettoyé avec
soin et g arni de nattes. Le le c te u r, je pense, connaît assez les
coutumes de l’Orient pour savoir que nous ne pouvions raisonnablement
compter ni sur des chaises, ni su r des tables, ni sur
le moindre lavabo. A peine entrés dans notre chambre, nous
fermâmes la porte au verrou, car nous avions à ten ir conseil sur
des matières importantes.
Quelle ligne de conduite fallait-il suivre? Comment éloigner
les soupçons? L’accueil que nous avions reçu, les promesses qui
nous avaient été faites devaient nous encourager ; mais la ren contre
fâcheuse des hommes qui nous avaient reconnus et
signalés comme des Européens, produirait sans doute une impression
défavorable. De plus, si la renommée n’exagérait rien,
Télal était doué d’une ra re clairvoyance. Ne se ra it-il pas sage de
nous confier à l u i , au lieu d’attendre qu’il découvrît lui-même
notre secret? Ce p a rti pou rtan t avait ses dangers, car j ’ignorais
les dispositions du roi envers les Européens. Son empire avait
été fondé p a r les armes du Nedjed; n’était-il pas u n simple
vassal du roi des Wahabites; n ’en subissait-il pas l’influence;
n ’en partageait-il pas les préventions contre les chrétiens? D’un
au tre côté, je pressentais qu’une rivalité ja lo u se , une sourde
hostilité devait exister entre ces deux puissants voisins; mais il
fallait s’en assure r, jusque là nous marchions su r u n terrain
mouvant et la prudence éta it indispensable.
Nous résolûmes donc de garder notre déguisement et de faire
tous nos efforts pour persuader à Télal que nous étions réellement
des médecins de Damas. Dans l’incertitude où nous étions,
ce p a rti était le plus raisonnable; nous remîmes le reste à la
Providence et nous ne tardâmes pas à nous endormir tranquillement.
Pendant que nous sommes a in s i, pour parler comme Madge
Wildfire, « dans la te rre du sommeil, » le lecteur se demande
peut-être ce que sont devenus les dangereux témoins qui avaient
failli nous perdre. Le marchand de Damas, déconcerté p a r ma
froideur, par la mercuriale de Seyf, en vint à douter du témoignage
de ses propres yeux, de son identité même, comme Sosie,
et cru t avoir été dupe d’une étrange illusion. Trois jo u rs plus
tard, je le rencontrai dans la ru e ; il s’approcha d’un air embarrassé,
mu rmu ran t quelques paroles assez semblables à celles de
la vieille femme de la ballade : ® Hélas ! suis-je bien sûre d’être
moi? »
11 m’adressa ensuite d’humbles excuses, si bien q u e , touché
de compassion pour le trouble où je le voyais, je fus sur le
point de m’écrier : » Vous ne vous trompiez pas, mon vieil ami,
vous aviez parfaitement raison au contraire. » Je ne cédai pourtant
pas à cet élan irréfléchi de sensibilité, d ’au tan t plus que sa
rétractation avait p roduit le meilleur effet su r les assistants. Le
jo u r suivant, il quittait Hayel, et je ne l’ai jamais rencontré
depuis.
Le second dénonciateur, l’homme au visage farouche , resta
moins encore dans la capitale ; il partit le lendemain pour la
province de K asim, où il demeurait, et son a lléga tion, vraie ou
faussé, n’eut pas d’autre suite.
Quant au troisième Arabe, celui qui m’avait si généreusement
doté d’une grande fortune et d’une charmante famille, c’était un
habitant d’Hayel ; j ’eus avec lui, pendant mon séjour dans cette
ville, des relations fréquentes, mais il reconnut bien vite qu’il
s’était trompé en me p ren a n t pour son ami l’Égyptien. Ce triple
orage, plein de menaces e t de dangers, s’éloigna donc sans nous
causer aucun mal.
Mais le soleil brille depuis longtemps à l’horizon, il est temps
de nous lever. A peine avions-nous achevé notre to ilette, qu’un
coup timide, frappé à la porte, annonce un visiteur.
C’est Abdel-Mashin, que nous avions aperçu la veille en compagnie
de Télal. Il s’excuse de nous déranger à un e te lle heure,
s’informe de notre s a n té , demande si nous sommes reposés des
fatigues du voyage, déploie enfin une exquise co u rto isie , des
manières gracieuses sans affectation que n’eût pas désavouées u n
marquis de l ’ancien régime. 11 nous interroge su r le chemin que