
d’une bonne provision de tabac, renfermée dans une espèce de
guenille suspendue à sa ceinture graisseuse ; mais il veut essayer
de mendier quelque chose pour se consoler de n'avoir obtenu ni
médicaments, ni marchandises.
Salim, assis au milieu du cercle des nomades, me fait signe
de refuser. J’élude donc cette nouvelle demande. Mon homme
continue ses supplications; deux ou trois autres Bédouins se
joignent à lui, tendant tous vers moi un morceau d’os, ou une
pierre poreuse qui, façonnée grossièrement, est décorée du nom
de pipe.
Ils devenaient insolents. Je crus devoir me fâcher ; « Comment,
m’écriai-je, nous sommes vos hôtes, et vous n’avez pas
honte de nous accabler ainsi de vos importunités? » — «Excusez-
les, ce sont des ignorants, des gens mal appris, » répond d’une
voix conciliante un Bédouin placé près du chef, et dont les vêtements
paraissent un peu moins usés que ceux des Arabes à
demi nus qui nous entourent.
« Refuserez-vous un peu de tabac à votre petit frère?» dit
alors le chef lui-même, présentant d’u n air modeste sa large
pipe vide. Sur un coup d oeil affirmatif de Salim, je prends une
poignée de tabac que je dépose su r le pan de la tunique de mon
hôté; il y fait u n noeud pour ne rien perdre de la précieuse
provision, e t se rassied d’un a ir ravi. Après tout, ils sont faciles
à contenter, les pauvres Bédouins.
Les heures se traînaient lentement au milieu de cet insipide
bavardage : nous cherchions à tromper notre ennui, en étudiant
le caractère, les coutumes, les aptitudes naturelles des Shera
ra t, tâche d’autant plus facile, du reste, qu’ignorant qui nous
étions, ils ne songeaient nullement à se ten ir su r :leurs gardes.
Le chef, après avoir obtenu sa provision de tabac, principal
objet de sa visite, il faut bien le dire, s’était retiré sous sa tente,
afin de donner des ordres pour le repas du soir. Bientôt après,
nous vîmes u n groupe d’oisifs se réu n ir autour de la place où
un jeune chameau allait être égorgé et coupé p a r quartiers. Les
spectateurs suivaient d’un oeil avide cette opération, car le
village entier devait être admis au banquet donné en l’honneur
des hôtes ; et c’était un grand événement pour des gens qui font
souvent maigre chair.
On nous avait laissés seuls, les préparatifs culinaires étant
chose assez importante pour exiger le concours de tous. En
Europe, trop de cuisiniers, dit le proverbe, gâtent le bouillon ;
mais ici les mets sont tellement simples, qu’ils ne peuvent être
gâtés. Placer au-dessus d’un grand feu un immense chaudron
rempli d’eau que jamais main de ménagère n’a nettoyé, puis
quand le liquide est en ébullition, y je te r les membres de l’a n imal,
mouton ou chameau, qu’on laisse cnire à moitié dans l ’écume
et la graisse, à cela se borne la science des Yatel du désert.
Ces soins avaient exigé un certain temps, des feux allumés au
grand air ont une action moins rapide que les charbons placés
dans un fourneau ; et d’énormes morceaux de viande ne sont
pas facilement amenés à un passable degré de cuisson. Aussi,
les étoiles brillaient déjà au ciel, unè brise rafraîchissante avait
succédé à l ’ardeur du jo u r, quand un murm u re de satisfaction,
accompagné d’une agitation générale, annonça que le repas était
prêt. L’eau fut retirée, et les quartiers de chameau jetés sans
le moindre assaisonnement dans un grand vase de bois fort sale
qu’on plaça sur le sol.
« Teffadolou, » (Faites-nous l’honneur d’accepter) nous dit le
chef. Nous approchons, en effet ; mais avant que nous puissions
atteindre le p lat savoureux, une foule de Bédouins se sont précipités
vers le centre commun d’attraction, et u n large cercle de
convives affamés attend en silence le signal du chef. Celui-ci
répète la formule d’invitation; et mon compagnon, suivi de
Salim, s’avance vers le vase dans lequel il pêche un gros morceau
de viande presque crue, qu’il se met à dépecer avec ses
doigts pour le partager en portions moins embarrassantes. Une
trentaine de mains sales plongent aussitôt dans l’énorme ja tte ,
et, en moins de cinq minutes, les os étaient si bien dépouillés,
qu’ils n’offraient plus aux chiens de garde, immobiles derrière
leurs maîtres, qu’une fort maigre pitance.
« Comment, vous ne prenez rien? Mangez donc, hôte cher et
respectable, qui êtes mille fois le bienvenu au milieu de nous!»
[Ces paroles s’adressaient à moi, car je restais simple spectateur,
[nonfaute d’appétit, mais parce qu’il me répugnait de prendre
part à cette dégoûtante curée. Le sultan lui-même, s’il venait
[chez les nomades, n ’au ra it pas, du reste, un e chère meilleure
| ni plus variée, p a r la raison fort simple que ces pauvres gens
[ n ’ont rien autre chose à offrir.