
Un chameau 1 Et qu’en ferai-je? — Je dis, songez à Dieu,
docteur (en d’autres termes, soyez raisonnable), je dis que je
vous donnerai u n chameau bien gras, to u t le monde connaît
mon chameau; si vous acceptez, j ’amènerai mes témoins. » —
Et comme je persiste à re fuse r, il m’offre du beurre, d e là viande,
des dattes et autres comestibles.
Il finit cependant p a r entendre raison, p r it docilement les
remèdes que je lui avais ordonnés, et quand il fut rétabli,
me donna pour m es peines la somme exorbitante de tren te sous.
Deux ou trois heures se passent ainsi, les visiteurs qui remplissaient
ma cour ont été entendus, d’autres leu r succèdent, et le
soleil va bientôt atteindre le plus h au t point de sa course. Alors
s’avance l ’artisan qui depuis le matin attend à ma porte avec une
patience vraiment a ra b e ; ses traits fortement accentués sont
éclairés p a r une expression de bonne humeur et de franchise; il
m e prie de l’accompagner à son logis, où son frè re est retenu au
lit p a r la fièvre. Après m’être entretenu quelques instants avec .
lui, je consens à le suivre et je laisse Barakat seul à la maison
po u r recevoir les clients.
Petit de taille, b ru n de visage, fortement constitué, Doheym,
d o n t l’a ir de finesse rappelle d’une manière frappante le mendian
t espagnol de Murillo, peut passer pour l’u n des types les
plu s remarquables de la classe ouvrière dans l’Arabie centrale.
L’espérance de trouver des travaux plus profitables, autant que
son aversion profonde pour le puritanisme wahabite, l’ont engagé
à quitter le Kasim l’année précédente et à se fixer dans la
capitale du Djebel-Shomer, mais il conserve encore les usages
de son pays. De semblables immigrations sont très-fréquentes
e t ne contribuent p as médiocrement à augmenter la puissance
militaire, l ’industrie e t la prospérité des États de Télal. Si mes
lecteurs se souviennent des résultats qui suivirent la révocation
de l ’édit de Nantes, ils verront une fois dé plu s que, partout, les
mêmes causes produisent les mêmes effets. La civilisation du
Kasim date d’une époque fort ancienne:; ses habitants, célèbres
pour le u r habileté dans les a rts mécaniques, leu r intelligence
des affaires, sont de beaucoup supérieurs aux trib u s du nord,
dont l’organisation est to u te récente ; d’un autre côté, le souvenir
de leu r ancienne indépendance, les longues guerres qu’ils
o n t eu à soutenir, le u r ont donné une résolution, une persévérance
qui ne se rencontrent 'pas dans les clans habitués aux ra pides
incursions, aux luttes peu prolongées des nomades. Enfin,
l ’habitude de vivre dans les villes a développé chez eux la sociabilité;
la douceur native des Arabes leur a donné une aisance,
une urbanité, une gaieté même que les populations du Djebel -
Shomer sont loin de posséder au même degré. Il n’est pas étonnant
que de téls hommes soient bien accueillis dans un pays
étranger et réussissent à y faire promptement fortune ; mais,
après un court séjour, ils abandonnent les plaines rocailleuses
d’Hayel, les abruptes montagnes de Solma pour revenir dans
leur terre natale, qu’enrichissent à la fois les dons de la nature
et ceux de lacivilisation.
Doheym prend son léger manteau noir et le drape autour de
sa taille, en formant des plis qu’un-sculpteur admirerait. Chemin
faisant, il adresse des sourires et des signes de tête à ses amis,
s’arrête pour échanger quelques paroles avec ses compatriotes.
Une foule nombreuse remplit maintenant l'a place du marché;
citadins, villageois, Bédouins assiègent les portes des boutiques,
discutent le prix des marchandises, parlent des événements du
jo u r. La langue remplace ici l’imprimerie, et je ne sais si un
Arabe ne passe pas plus de temps à entendre et à raconter les
nouvelles qu’un Anglais à lire le Times; je conviens toutefois
que ce dernier a l’avantage de paraître beaucoup plus sérieux.
Je pourrais entamer à ce sujet une intéressante dissertation sur
le travail individuel et collectif de l ’Orient comparé à celui de
l’Occident, dissertation de laquelle il re sso rtira it que les Européens
doivent leur supériorité, non à la somme plus grande des
efforts de chacun, mais à l’unité d’action. Un Arabe e t un Anglais,
p a r exemple, accomplissent en vingt-quatre heures une tâche à
peu près égale ; l ’Arabe travaille pour lui-même et p a r lui-
même, tandis que l’Anglais travaille pour la société qui, en
échange, lu i donne son assistance et sa force. Le p rem ier, pour
bâtir son édifice, se borne à poser les pierres les unes su r les
autres, le second emploie le ciment et le m o rtie r. Mais je
m’aperçois que je retiens le lecteur au milieu du marché
d’Hayel, les pieds dans la poussière, et le soleil su r la tête, pour
lui débiter u n speech économique qui serait mieux placé dans la
bouche de M. Gladstone ou de M. Bright ; je m’empresse donc de
revenir aux habitants duDjebel-Shomer.