
Rassurés sur un -point aussi im p o rta n t, nous eûmes le loisir
Barakat et m o i, d’examiner la ville. Nous partions dès le point
du jo u r, nous visitions le marché, le campement des pèlerins,
et nous prolongions notre promenade jusqu’aux ja rdins et aux
puits qui entourent Bereydah.
Malgré la chaleur excessive de sa température, le Kasim jouit,
au moins à cette époque de l’année, de matinées délicieuses. Au
milieu d’un ciel que n’obscurcit pas la moindre vapeur, le soleil
se lève lentement sur la plaine immense ; une brise douce ét
fortifiante rafraîchit l’air, aussi chacun profite-t-il avec empressement
de ces premières heures. Nous suivons les rues par lesquelles
nous sommes entrés pour la première fois dans la ville,
et nous noué rendons au campement des pèlerins, qui offre déjà
le spectacle le plus animé. Sur le sable sont rangés des paniers
d’oeufs et de dattes, des pains , des boules de beurre, des vases
remplis de lait de chèvre ou de chamelle ; auprès de ces approvisionnements
se tiennent des villageois rusés qui en débattent
le prix avec les P ersans ou avec les serviteurs bronzés de la p rin cesse
indienne; ceux-ci, dans un arabe presque inintelligible
cherchent à défendre leurs intérêts et obtiennent, après de
longues contestations, de payer seulement le double du taux ordinaire.
Les chameliers de Bagdad, tiennentdespropos licencieux
avec les habitants deMeshid-Ali, jeu n e s gens à la mine jaune et
maladive; fanfarons et serviles , ils insultent ceux qui n’osent
leur répondre et se courbent comme des esclaves devant leurs
supérieurs. De nobles Persans, reconnaissables à le u r nez en bec
de corbeau, à leurs bonnets pointus, à leurs vêtements de forme
biz arre , se promènent nonchalamment au milieu des te n te s ,
racontent leurs griefs, ou gourmandent leu rs serviteurs dans le
seul b u t de passer le temps. Car, peu semblables en cela aux
Arabes, qui considèrent la patience comme u n élément essentiel
de la politesse et de la dignité humaine , les Iraniens n’ont pas
honte, même devant des étrangers, de donner un libre cours à
leur m auvaise h um eu r. Quelques habitants de Bereydah, quelques
Bédouins, armés de le u r éternel bâton, se mêlent à la foule.
Si vous demandez à l’u n de ces derniers quel motif l ’amène en
ce lieu, soyez certain d’avance que le mot « chameau » se
trouvera dans sa réponse, ca r le nomade et sa. monture ne
sont pas liés d’une manière moins indissoluble que l ’homme
et le cheval dans les centaures de la Fable; les moindres r e lations
avec l’un amènent inévitablement à parle r de l’autre,
et telle est sur ce point la richesse de la langue du d é s e rt,
que les Bédouins ont plus de vingt-cinq expressions différentes
pour désigner le chameau, sans compter une quantité innombrable
d’expressions qui ne sont pas d’un usage aussi jo u r nalier.
Des crieurs parcourent le campement, tenant à la main
de riches costumes, des vases et des théières qu’ils offrent aux
voyageurs, ou qu’ils leur ont achetés pour les revendre à la
ville. Les malheureux Persans en effet, ruinés par les extorsions
de Mohanna, p a r les dépenses excessives de leur séjour
prolongé dans le Kasim, commencent à avoir la bourse vide
et l’esprit abattu ; et les colporteurs obtiennent à bon compte,
— pour le prix d’un bol de lait ou d’un panier de dattes, — tous
les objets qui ne leur sont pas absolument indispensables.
Aussi l’extérieur des pèlerins offre-t-il un singulier mélange de
luxe et de misère, d’arrogance et d’humilité.
Bien que la variété de cette scène nous amusât grandement, la
prudence nous conseillait de nous tenir à distance respectueuse
de la foule afin d’éviter les questions indiscrètes, car les shiites
en g é n é ra l, et particulièrement les habitants de Bagdad et de
Coufa ne se piquent nullement de la réserve courtoise dont les
Arabes usent toujours avec les étrangers. Plus d’un impertinent
faillit par sa curiosité importune, nous causer de graves embarras.
Un T urc entre autres, qui nous regardait d’une façon inquiétante,
vint à n o u s, et nous fit avec une politesse affectée,
plusieurs questions qui nous mirent fort mal à l ’aise. Le rusé
compagnon, j ’en suis certain, nous avait devinés; bien nous p rit
qu’il fût lui-même en de fâcheuses conjonctures, sans cela nous
aurions eu grand’peine à nous tire r de ses mains. Les Osmanlis
sont presque tous d’une ra re perspicacité, mais vus de mauvais
oeil p ar les A r a b e s i l s se sentent en pays ennemi dans la Péninsule,
et mon homme avait assez de ses affaires sans chercher
à embrouiller les nôtres.
C’est une chose véritablement étrange et dont je me suis souvent
étonné que de rencontrer à la fois chez les Turcs une si
vive intelligence et une si complète incapacité d’action. Entretenez
vous avec eux, nul ne comprend mieux les questions les
plus ardues, nul ne semble plus propre à gouverner un État ;