
Nos soirées se passaient d’une façon fort agréable. Selon
l’usage arabe, nous montions su r la terrasse de notre maison
où nous restions des heures entières à fumer et à causer,
tantôt avec des Kasimites, tantôt avec Abou-Eysa. Nous prêtions
l’oreille à l’harmonieuse psalmodie qui, dans le campement des
pèlerins, appelait les Persans à la p riè re ; ces chants du soir
nous charmaient d’autant plus que, depuis longtemps, nous
étions accoutumés aux voix rudes des Arabes. J ’ignore si quelqu’un
de mes lecteurs se fait l’agréable illusion de regarder la
Péninsule comme la patrie privilégiée des romances e td e la mélodie;
en réalité, aucune nation, si ce n’est la Chine, n ’est aussi
complètement dépourvue de génie musical. J’ai entendu chanter
des Turcs, des Persans, des Indiens, des nègres, pour ne rien
dire des Syriens e t des Grecs, e t je puis affirmer que tous ces
peuples surpassent de beaucoup les descendants d’Ismaël pour
la finesse de l’oreille et la douceur de l’organe. Ce n’est pas que
mes amis les Arabes partagent cette opinion; ils se croient ingénument
les égaux d’Orphée lui-même ; aussi ne manquent-ils
pas d’assourdir p a r des cris discordants, — qu’ils décorent du
nom d’harmonie, — l’auditeur trop courtois pour montrer sa
souffrance. Mais les nomades sont surtout d’impitoyables v irtuoses,
et je mets au défi le voyageur français le plus épris des
Bédouins, de conserver son enthousiasme après les avoir entendus
h u rle r leu r a ir favori, Abou-Zeyd. Les habitants des villes
ne sont guère mieux doués par la nature, aussi la plus grande
faveur que puisse vous faire un chanteur arabe est de consentir
à g a rd e rie silence.
Les P e rs a n s , au c o n tra ire , ont presque tous la voix juste, et
un vif sentiment de rharmonie .L eurmusique, quoique inférieure
à celle de l ’Europe, est agréable à entendre ; on peut seulement
lui reprocher d’être légèrement monotone et mélancolique. Les
habitants de la vallée du Tigre, depuis Bassora jusqu’à D iar-
Békir, partag en t ces heureuses aptitudes , qui se retrouvent, à
un moindre degré il est v rai, chez les Syriens de Damas e t des
villes côtières. Enfin les Turcs sontd assez bons musiciens; leurs
chants se rapprochent même des nôtres p ar une allure plus vive
et un rhythme plus varié.
Si la voix des Arabes se prête peu à la mélodie, elle est en re vanche
merveilleusement appropriée à l’éloquence et à la conversation
; claire et sonore, elle forme un instrument d’une ra re
puissance, dont les habitants de la Péninsule savent admirablement
se servir. Ils ont du reste encore cet avantage de posséder
un des idiomes les plus riches de la te rre, et une prononciation
qui en fait pleinement ressortir la beauté. En Ëgypte et en
Syrie, à Bagdad et à Mossoul, le langage familier est corrompu
par de fréquentes abréviations, des désinences et des locutions
incorrectes. Ceux qui, ayant reçu une éducation soignée, s’abstiennent
d’expressions triv ia le s , manquent d’aisance et de souplesse;
leur langage est recherché, contraint, leur phraséologie
pauvre, et l’on éprouve peu de plaisir à les entendre. Au Djebel-
Shomer e t au Nedjed, le plus petit, le plus misérable des enfants
que l’on rencontre dans les rues parle un arabe dont l’élégance
et la pureté aura ient rempli d’admiration le savant de
Sacy. On m’a quelquefois demandé si l ’arabe du Coran, celui de
l’âge d’or littéraire de la Péninsule, était encore une langue vivante,
et même s’il l’avait jamais été. La réponse ne fait aucun
doute; dans les districts du c e n tre , non-seulement ce dialecte
est en usage, mais il est populaire. Toutefois, les A rabes soignent
particulièrement leur prononciation quand ils lisent en
public le Coran; les Wahabites surtout excellent à rehausser les
paroles du Prophète p a r une diction irréprochable , des in flexions
justes et harmonieuses. Avec une exactitude minutieuse,
digne d’un rabbin ju if donnant le samedi lecture du Pen-
tateuque, ils appuient su r chaque consonne, accentuent chaque
voyelle, font ressortir les passages les plus saillants, si bien que
l’auditeur, fût-il un infidèle, comprend la prodigieuse influence
exercée su r les croyants p a r ces pieuses cérémonies. Tout le mérite
du Coran consiste en effet, dans son éloquence grave e t poétique
; il ne faut pas y chercher beaucoup de bon sens pratique,
moins encore de raisonnement. Aussi la meilleure traduction
de ce singulier ouvrage est-elle insoutenable pour un lecteur
anglais ou français ; je ne crois pas que personne ait jamais eu
la patience d’achever ju sq u ’au bout le Coran de Sale. Mais ces
répétitions continuelles, ces formules monotones, ces brusques
transitions qui font le désespoir d’un Européen, ajoutent dans
l ’arabe à la force, à la majesté rhythmique du texte sacré.
Les provinces où l’on conserve encore aujourd’hu i, dans toute
sa pureté, la langue du Prophète, où l ’on jo in t la correction p ar-
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