
194 L’ARABIE : CENTRALE.
niers serrements de mains et les regards d’adieu, nous continuâmes
en silence notre ro u te.au .milieu de la plaine, q u itta n t
de fois, avait été le but de nos promenades matinales. Au lieu
de nous diriger au sud-ouest vers Kéfar, qui étalait devant nous
la masse confuse de ses bosquets, nous prîmes à l’est un sentier
raboteux, le long duquel nous rencontrâmes quelques puits,
toujours entourés d’un groupe d’habitations et de jardins. Nous
atteignîmes enfin u n étroit défilé qui traverse les gorges du,Dje-
bel-Adja. De là, nous pouvions apercevoir Hayel, et nous nous
arrêtâmes pour contempler une fois, encore la ville qui avtaihété
pour nous une seconde patrie.
Moubarek et Dahesh furent d’abord nos seuls compagnons ;
car nous avions devancé les autres membres de la caravane,
dont les nombreux bagages demandaient de longs préparatifs.
Après avoir marché quelques heures dans la montagne, nous
fîmes h a lte au milieu d’une petite plaine couverte d’arbrisseaux,
e t tandis que nos chameaux cherchaient ■ en liberté leur pâture,
nous nous assîmes à l’ombre pour attendre le reste de la troupe,,
qui ne tarda pas à nous rejoindre. Jamais on ne vitréunion plus
disparate. On comptait parmi les voyageurs une dizaine de Ka-
simites, les uns natifs de Bereydah, les au tre s des villes v o isines,
Éyoun, Rass, Shebeybeyah; trois Bédouins du clan de
Shomer, deux étrangers qui se prétendaient originaires-de la
Mecque, un nègre fugitif conduisant quatre chevaux qu’il comptait
vendre dans l’In d e , deux marchands de Bassora, enfin
deux femmes et quelques petits enfants, ce qui, nous compris,
faisaitau moins vingt-sept ou vingt-huit personnes.
« Plus on est de fous, plus on rit. » Nos compagnons paraissaient
disposés à justifier le proverbe, sauf les deux-soi-disant
citoyens de la Mecque, Mohammed et Ibrahim, dont l’humeur
fâcheuse éclatait,à to u t propos enplaintes amères, en querelles,
en lâches calomnies. Ils se donnaient pour des négociants en
grains ruinés par la fameuse inondation qui détruisit près d’un
tiers de,la cité du P rophète dans l’automne de 1861 ; depuis cette
époque, ils avaient, disaient-ils, erré de province en province,
implorant, de la libéralité des fidèles, l’arg en t nécessaire pour
payer leurs dettes e t rev en ir dans leur pays. Si on leur démontra
it le peu de vraisemblance d’un tel récit, ils avaient toute
prête une au tre histoire complètement différente et beaucoup
VOYAGE .D’HAYEL A BEREYDAH. 195
plus tragique. Au résumé, mous avions devant nous des mendiants
qui cherchaient à exciter la pitié publique p a r de vils
mensonges. Mohammed, comme nous le sûmes plus tard, était
un ancien cuisinier du Caire, e t Ibrahim,un marchand banqueroutier
de-Gaza; mais tous deux connaissaient parfaitement la
Mecque et j’appris de leur bouche beaucoup de particularités
fort curieuses sur les pèlerinages. Ils nous gratifièrent du plaisir
équivoque de leur société ju sq u ’à Riad, où Ibrahim, avant-de
nous quitter, signala son adresse en volant une.partie de nos
bagages. Ces dignes amis croyaient s?être assuré la vénération
de tous les vrais fidèles en se disant citoyens de la Ville Sainte ;
mais n’obtenant pas des Nedjéens, qui font peu de cas de la
Mecque, les égards auxquels ils s’attendaient, ils se répandaient
en récriminations et en injures.
Un de nos Bédouins, nommé Ghashi,, éta it d’un caractère bien
différent. Quoiqu’il fûtencore très-jeune, il avait parcouru l’Yé-
men et l’Anatolie, visité un grand nombre de villes ¡syriennes,
s’était lié avec de puissants chefs de tribus, dont:quelques-uns,
comme je le reconnus à ma grande te rreu r, avaient été mes
amis particuliers lorsque je résidais en Syrie. P a r un fort heureux,
hasard, Ghashi et moi, nous ne nous- étions jamais rencontrés
sous la tente de Faris-ebn-Hodeyb ou d’Haïl-ebn-Djandul ;
s’il en eût été autrement, une scène semblable à celle du palais
d’Hayel se serait probablement passée et . au ra it pu amener de
graves conséquences.
Les deux, marchands étaient intelligents e t polis ; leu r conversation,
aussi agréable qu’instructive, m’apprit des faits in té re ssants,
qui seront mêlés plus ta rd à la trame, de ce récit, •
Le personnage le plus éminent de la caravane était un Rasimite
nommé Foleyh. Cet homme, richement vêtu et monté s u r un
magnifique cheval, appartenait à une noble famille .d’Eyoun et
possédait, disait-on, une fortune considérable.
Nos autres compagnons de route n’avaient rien qui a ttirâ t
particulièrement l’attention ; c’étaient des gens tranquilles, u n iquement
occupés des affaires de leur commerce, ou absorbés
p a r les incidents du voyage ; de ces gens enfin que l’on rencontre
partout, et que l’on oublie vite. J ’en excepterai cependant le nègre
Ghorra, Africain de corps et d’âme, hâbleur e t fanfaron, qui,
s’étant enfui de chez son maître, avait sollicité la protection de