
débordent et remplissent un large réservoir d’où partent une
foule de petits ruisseaux bordés de figuiers, de grenadiers et de
dattiers, qui ne le cèdent en rien à ceux du Kasim. Maisons et
ja rdins s’étagent en gradins successifs sur la pente de la vallée ;
devant la résidence du chef s’étendait une petite place, et tout
auprès une mosquée wahabite étalait aux regards l’austère nudité
de ses murs ; aucun tapis au dedans, aucun minaret au
dehors n’en altéraient l’orthodoxe simplicité.
Les habitants du Nedjed, et en particulier ceux du Sedeyr, —
province dont fait partie le village de G h a t,— possèdent, malgré
leurs défauts, une qualité fort précieuse aux yeux de ceux qui
abandonnent le u r patrie pour visiter les pays étrangers, c’est
leur hospitalité cordiale. Ils s o n t, sous ce rapport, renommés
dans l’Arabie et même à l’étranger ; leur éloge a été célébré en
prose e t en vers, et ils méritent réellement leur réputation. Le
chef de Ghat était un jeune homme d’un caractère enjoué et
d’une politesse exquise. Il nous invita to u s , hébergea ju sq u ’à
nos chameaux, et bientôt après nous étions assis dans le vaste
et h au t khawah où les rayons du soleil, tamisés p a r le treillage
des fenêtres, éclairaient le visage des convives, qui étaient groupés
dans la p artie la plus élevée de la pièce. Près de l’hôte et des
membres de sa famille, vêtus de tuniques d’un blanc irréprochable,
— que recouvraient des manteaux noirs, — coiffés de tu r bans
aux vives couleurs et portant des épées à garde d’argent,
Mohammed faisait très-bonne figure avec son riche costume
iranien ; Àbou-Eysa, en l’honneur'd’un si glorieux voisinage, avait
aussi échangé ses habits souillés p a r la poussière contre des vêtements
convenables ; les gens du Naïb étaient rangés d’un côté,
Barakat et,moi de l’autre. On n’épargna pas les « Yahla, » les
a Marhaba », (soyez les bienvenus, honorables hôtes), ni les
phrases confites de dévotion qui sont indispensables dans une
conversation wahabite. Il va sans dire qu’on s’abstint de fumer ;
Mohammed-Ali lui-même n ’osa pas exhiber son narghilé. Abou-
Eysa avait tiré de sa courte pipe quelques bouffées avant d’entr
e r dans le village, et il m’avait engagé à suivre son exemple
en ajoutant : « Ces chiens nous tiendraient pour des mécréants
si nous nous livrions devant eux à un plaisir qu’ils ont en abomination.
» Il semblait m a intenant aussi innocent d’un tel crime
que l’enfànt qui vient de naître.
Tandis qu’on nous faisait de larges distributions de café, la
conversation roulait sur deux sujets inépuisables: d’une p a rt,
les mérites et les vertus de Feysul, le châtiment qu’il allait infliger
aux infidèles d’Oneyzah ; de l’autre, la perversité du parti
de Zamil, sa défaite et sa ruine certaines.
Nos oreilles étaient rebattues de phrases comme celles-ci :
« Allahu yensor el-Muslimin » (Dieu veuille donner la victoire aux
Musulmans) ; « Allahu yensor Feysul » (Dieu veuille donner la
victoire à Feysul) ; Welladi yusellimu Feysul (par celui qui protège
Feysul); * Allahut yesallit el-Muslimin alal keffar », (que Dieu
donne à la puissance des Musulmans la victoire su r les infidèles)
; si bien que nous nous prîmes à dire inpetto, Abou-Eysa
et moi: « Kuffarouna bil Muslimin » (Ils nous assomment avec
leurs Musulmans), et nos souhaits pour le u r défaite devinrent
aussi cordiaux que les leurs pour l’extermination d’Oneyzah.
Personne n’osait parler de Feysul qu’avec le profond respect
auquel a droit u n demi-dieu au moment de son apothéose,
un souverain envers lequel l’obéissance est le signe certain de
la prédestination bienheureuse, la résistance, l ’impiété la plus
abominable. Les pieuses éjaculations : « Astaghfir Allah ; La Ilah
ilia Allah, » se multiplièrent tellement qu’il devint impossible
d’aborder aucun des sujets ordinaires d'entretien, tant le réseau
serré de ces formules béates nous enveloppait étroitement.
Je ne parlerai pas en ce moment des doctrines qui ont inspiré
une phraséologie aussi bizarre, afin de ne pas prolonger outre
mesure notre séjour dans le Sedeyr. Abou-Eysa et moi, nous
cherchions à nous conformer autant que possible aux usages du
pays ; dans les discussions, nous gardions le silence, ou si l ’occasion
le p erm e tta it, nous répondions p a r quelques paroles
d’assentiment. Mais les Mecquains manquaient souvent de p ru dence
e t de politesse, les Persans, plus encore ; aussi nos hôtes
auraient-ils probablement répliqué p ar quelque saillie un peu
vive aux maladroites observations du Naïb, si le rang élevé du
dignitaire persan, et la haute mission dont il était chargé, ne
les avaient retenus. Abou-Eysa dut cependant intervenir plus
d une fois ; j ’admirais le tact infini avec lequel il savait apaiser
les colères secrètes e t détourner les suites fâcheuses que pouvait
amener la mauvaise éducation de nos Iraniens. Heureusement,
les Nedj éens tiennent à honneur de sup p o rter avec pa