
résultait que j ’étais un Européen, lié corps et âme aux intérêts de
mon pays et de ma religion.
Me connaissait-il réellement ? Je l’ignore. L’endroit qu’il désignait
est souvent fréquenté par des gens suspects, moitié voyageurs,
moitié espions, qui viennent des districts de l’inté rieur et
su rto u t de Nedjed. J ’y étais allé plus d’une fois, peut-être m’a-
vait-ilaperçu ; dans tous les cas, son témoignage, qui confirmait
celui du marchand, rendait la situation fort critique.
Avant que j ’eusse le temps de répondre, un troisième individu
s’ avança vers moi, me salua comme un ancien ami, et se to u rnant
vers la foule dont cet incident imprévu éveillait au plus haut
point la curiosité: « Non, non, dit-il, je sais parfaitement qui il
e s t; je l’ai rencontré au Caire, où il possédait de grandes richesses
et une magnifique maison près de Kasr-Eyni. Il se
nomme Abd-el-Salib, il est marié, a une fille admirablement
belle qui monte un cheval de grand prix, etc., etc.
Je respirai. Ce récit, du moins, e rreu r ou invention pure, ■—je
ne saurais dire lequel des deux,— me sauvait en me permettant
de répondre p a r u n démenti formel. « Alahelt Allah (Dieu vous
éclaire), répliquai-je, je n’ai jamais habité le Caire et je n’ai pas
de fille. » Puis m ’adressant d’un a ir sévère à mon second dénonciateur.
« Je ne me rappelle pas vous avoir jamais v u ; vous
feriez mieux de re ten ir votre langue, bien d’autres que moi ont
la barbe rousse et les cheveux blonds. » Quant au marchand de
Damas, ne sachant que lui dire, je continuai à le rega rde r d’un
air d’étonnement stupide.
Seyf, qui avait p a ru d’abord étourdi de cette avalanche de
révélations inattendues, fu t rassu ré par la déconvenue du tro isième
témoin ," il en conclut que les deux autres ne méritaient
pas plus de créance. « Ne faites pas attention à ces gens-là,
nous dît-il, ce so n t des men teu rs, des bavards, ils ne mé ritent
pas qu’on les écoute. Tenez avec moi dans le kbawah pour vous
reposer. » Puis, se tou rn an t vers mon m alheureux ami le Syrien,
dont le seul to r t était d’avoir u n peu trop raiso n , il le tança
vertement et nous conduisit dans la résidence royale.
Heureux d’échapper au p é ril, nous traversâmes la foule des
serviteurs nègres ou arabes, qui encombrait le porche étroit ;
nous entrâmes ensuite dans une petite cour où, sous u n hangar,
é ta it rangée la red o u tab le artillerie de Télal1, composée en to u t
de neuf pièces de différents calibres. Quatre seulement étaient?
montées su r des affûts, encore n ’y en avait-il que trois qui fussent
en état de servir; on nous fit admirer deux grands mortiers
en fe r, en nous racontant le rôle m émorable qu’ils avaient joué
au siège du Djowf. Non loin de là se tro u v ait une longue pièce
de campagne en bronze, portant la date de 1810 avec la marque
anglaise G. A., marque inintelligible,- j e n’ai pas besoin de le
dire, pour les possesseurs actuels. Les autres canons fort endommagés,
n’étaient là que pour figure, mais les Arabes ignoraien
t cette circonstance, et les neuf engins de guerre frappaient
également d’admiration et de crainte tous les spectateurs. Plusieurs
pièces de cet imposant arsenal étaient dues à la munificence
du roi des Wahabites, qui les avait données à Abdallah,
père de Télal; les autres avaient été achetées à Koweyt, petit
port industrieux et commerçant du Golfe Persique.
Une seconde cour, au fond de laquelle nous aperçûmes un
grand mur sans fenêtres qui défendait l’appartement des femmes
contre to u t regard profane, donne accès dans le khawah. C’est
une pièce immense, longue de quatre-vingts pieds environ sur
trente de large, et de hau teu r proportionnée; les poutres de la
toiture rep o sen tsu r six colonnes disposées en cercle. Cette salle,-
de construction récente, est bien éclairée, e t parfaitement p ro pre.
Quelques h ô te s , venus des provinces voisines, et un petit
nombre d’officiers du palais s’y trouvaient ré u n is ; au milieu
d’eux nous vîmes, curieux spectacle qui montre ju sq u ’où va la
douceur du caractère arabe, deux prisonniers d’État portant à
leurs pieds une chaîne assez longue pour leu r permettre de
marcher, et qu’on avait admis dans le khawah royal p o u r les
distraire de leur réclusion. Imaginez un forçat dans le palais de
Windsor ou des Tuileries, quelle surprise, quel scandale parmi
les courtisans ! L’un de ces hommes était u n ancien chef du
Djowf, amené ici lors de la conquête et que Télal ne sem b la it
nullement disposé à renvoyer dans son pays. Ni lu i, n i son
compagnon ne paraissaient au reste fort malheureux.
Après le café, Seyf, qui nous avait quittés u n moment, revint
nous dire que Télal allait bientôt rentrer-d’une promenade aux
environs, et que si nous'voulions reto u rn er dans la cour extérieu
re, nous pourrions lui présenter nos hommages. Il ajouta
qu’en rev en an t nous trouverions notre souper p rêt, qu’on au ra it