
de la m er des Indes ; le reste, qui se trouvait dans un piteux état,
fut vendu à grand’peine, d’autant plus que les fourrages étaient
chers, et le marché fort encombré. Abou-Eysa revint sans chevaux
et presque sans a rg en t; honteux d’étaler sa détresse dans sa
ville natale, il demeura sur les côtes du golfe P e rsiq u e , à peu
près comme les négociants de Londres qui, ayant souscrit plus
de billets qu’ils n’en peuvent payer, jugent à propos de réside r
en Allemagne ou en Belgique.
Dans la province d’Hasa, ses qualités personnelles, le charme
de sa conversation, son jugement solide, — quand il ne s’agissait
pas toutefois de spéculations, — son coeur aimant e t sincère,
lui firent promptement de nombreux amis. Après quelques
mois de résidence à Hofhouf, il achetait un ample assortiment
des beaux et riches m anteaux qui constituent la principale industrie
de cette ville, e t il ten tait une fois encore les hasards de la
fortune. Une nouvelle mésaventure l’attendait; un sien cousin,
qu’il avait chargé de vendre à Bassora la précieuse marchandise,
ne fut pas plutôt en possession de l ’argent, qu’il conçut le coupable
dessein de se l ’approprier. 11 s’enfuit aux Indes, où il
dépensa follement sa richesse mal acquise, et on ne le revit
plus.
Notre héros infortuné, réduit une troisième fois à la misère,
fut bien près de perdre courage. P ourtant, à force d’économies,
il parvint à épargner une petite somme, avec laquelle il acheta
une épée et quelques tapis de Perse. Puis il se rendit à Riad, et
offrit ces objets en présent au premier m inistre Mahboud e t au
roi lui-mème. S’étant ainsi assuré la bienveillance de ces hauts
personnages, il demanda et obtint une patente qui lui donnait
le droit de servir de guide aux pèlerins persans, pendant le
voyage q u ’ils e n tre p re n n en t chaque année pour se rendre aux
villes saintes.
Depuis trois ans déjà il occupait ce poste, et sa politesse, son
obligeance, sa probité à toute épreuve lui valurent bientôt une
excellente réputa tion parmi les pèlerins accoutumés à 1 insatiable
rapacité et aux manières rudes des guides wahabites.
Abou-Eysa possédait de plus une qualité que les shiites apprécient
hautement. Dégagé de toute doctrine exclusive, il ne s’assujettissait
à aucune pratique fixe ; aussi tous ceux qui étaient en
rapport avec lui, sans distinction de secte, d’opinion religieuse,
de parti, avaient p o u r lui une égale estime. Dans sa jeunesse il
s’était plus volontiers lié avec les juifs et les chrétiens qu’avec
les mahométans d’Alep, et la nature de son esprit le portait à
préférer la croyance des premiers à celle des disciples de l’islamisme.
Il n ’avait aucun souci des sectes musulmanes, shiites et
sunnites lui étaient indifférents; les uns et les autres avaient
raison, les uns et les autres avaient to rt. Cette disposition se
rencontre assez souvent parmi les Arabes. Mais la tolérance
d’Abou-Eysa allait plus loin encore, et ne s’a rrê ta it même pas
devant les antipathies de races et les préjugés nationaux. Persans
et Arabes, Orientaux et Européens recevaient de lui un accueil
égal, il reconnaissait avec la plus grande impartialité les qualités
respectives de chacun d’eux. Par suite, le shiite qui faisait route
avec lui n ’avait à redouter aucune dispute inopportune sur la
succession du Califat, ni su r les mérites relatifs d’Othman et
d’Ali ; le Persan pouvait aussi vanter, sans s’exposer à la contradiction,
la supériorité d’Ispahan ou de Téhéran, et la gloire de
leurs princes. Avec de si précieuses qualités, Abou-Eysa attira
bientôt su r ses pas de longues troupes de pèlerins, et il devint
plus riche qu’il ne l ’était lors de sa première arrivée à Hofhouf.
Ses fréquentes excursions dans le coeur de l ’Arabie lui fournissaient
l’occasion d’augmenter le nombre de ses amis, en gagnant
l’affection des chefs, des habitants des villes, e t surtout des Bédouins
qui étaient ravis de sa générosité princière.
Sa résidence o rd in a ire , pendant les courts intervalles que
lui laissaient les voyages, était Hofhouf, capitale de l’Hasa; il
aimait ce séjour placé à une certaine distance des Wahabites;
outre l’avantage de pouvoir tout à son aise to u rn e r en ridicule
leur esprit exclusif et rigide, il y trouvait celui de ne pas les
scandaliser en fumant, en p o rtan t de la soie, comme il l ’au ra it
fait infailliblement s’il était resté trop souvent sous leur surveillance
directe. Les chefs du grand parti orthodoxe de Riad avertirent,
il est vrai, plus d’une fois Feysul qu’il y avait im p ru dence
à employer, comme serviteur du gouvernement, et à
couvrir de la protection royale un homme qui, s’il n ’était pas
to u t à fait u n infidèle, ne valait guère mieux. Abou-Eysa connaissait
leurs sourdes menées, et pour ne pas ir rite r inutilement
ceux q u i‘pouvaient le desservir, il se montra it peu dans
la métropole nedjéenne. Quand il était forcé d’y paraître, il avait