
sont peut-être des hommes aussi étonnans qu’Homère; comme lui, ils
n’ont point eu de prédécesseurs, point de rivaux} comme lu i, ils
sont sortis tout formés du sein de cette obscurité profonde qui, avant
eux, couvroit leur patrie. On diroit que le jour les attendoit pour pa-
oftre et pour se montrer tout-à-coup dans le plus grand éclat.
11 me paroît, en général, que la poésie est une divinité beaucoup
trop jalouse, pour que l’art, l’étude, l’imitation, puissent suppléer
à son inspiration. Je le répète, l ’étude peut mettre le poète à même de
se conformer au goût de son siècle, et à éviter certains défauts de
facture, mais voilà tout. Il n’y a que très-peu d’exemples de poètes
distingués qui n’aient appris à connoître que fort tard leur talent par
quelque circonstance accidentelle. La Fontaine, par exemple, igno-
roit encore, à vingt-deux ans, son talent pour la poésie. La belle ode
de Malherbe , sur la mort de Henri IY , lui fit sentir, dès ce moment,
qu’il étoit poète. La fin tragique de Henri ne fit que le rendre attentif
à une faculté qui, pour ne pas s’être manifestée jusqu’à ce moment,
n’en existoit pas moins en lui dans toute sa force ; elle ne la créa pas.
La plupart du temps, le talent poétique se manifeste dans la première
jeunesse, ou du moins sans aucune étude préalable relative à ce sujet, et
dans une grande disproportion avec les autres facultés intellectuelles.
Pope fit, à douze ans, une ode sur la vie champêtre, que les An-
glois comparent aux meilleures odes d’Horace. A quatorze, il donna
quelques morceaux traduits de Stace et d’O vide, qu’ils mettent à côté
des originaux. A seize ans, on vit de lui des pastorales dignes de Virgile
et de Théocrite.
Le Tasse composa des vers n’étant âgé que de sept ans. A dix-sept
ans, il fit son poème de Renaud. A l’âge de vingt-deux ans, il commença
sa Jérusalem délivrée , il la finit à trente ans.
De la Grange-Chancel fit une comédie en trois actes à l ’âge de neuf
ans; sa tragédie de Jugurtha, à seize ans.
Richardson esquissa à l’âge de douze ans le portrait d’une dame qui
avoit une grande réputation, et qu’il soupçonna d’une profonde hypocrisie.
Métastase, dès l’âge de dix ans, fit des vers qui étonnoient lés con-
noisseurs; il n’avoit que quatorze ans lorsqu’il composa sa première
tragédie.
Voltaire faisoit des vers à l’âge de sept ans.
Billaud, menuisier connu sous le nom de maître Adam, devint
poète dans sa boutique, sans aucune connoissance de la littérature.
Iout le monde connoit le fameux cordonnier-poète de Londres. A
Paris, 1 auteur du siège de Palmyre, le cordonnier françois, nous offre un
exemple tout semblable. A peine ce dernier eût-il recueilli quelques
notions historiques sur son sujet, qu’il composa sa tragédie daus le
genre de ( orneille, Les productions de cet homme étonnant prouvent
suffisamment qu il eût été l’homme de sa nation , si l ’ingratitude de
son siècle ne l’eût pas exilé du Parnasse pour le reléguer dans sa boutique.
Ni dans ces derniers cas, ni dans ceux où le talent poétique sest
manifesté dès la plus tendre jeunesse, on ne peut dire que c’est le concours
de plusieurs facultés intellectuelles toutes développées et cultivées
par letude qui constituoient le génie du poète.
Les exemples d’hommes qui se sont soustraits à leur destination primitive
pour se livrer a la poesie qu’ils aimoient avec passion, prouvent
encore que cette faculté est déterminée par une tendance de l’esprit
toute particulière.
Ovide etoit destine au barreau, mais la poésie avoit pour lui des
attraits irrésistibles. Son père craignant que sa passion pour les vers ne
l’arrachât à la fortune que lui promettoient ses talens, voulut en vain
qu’il se consacrât à l’éloquence. Ovide étoit né poète, et le fut malgré
son père. Et fjuod tentabam scribere versus erat. Cependant, pour ne
pas paroitre dédaigner entièrement les conseils paternels, il étudia les
orateurs, il composa des déclamations. Mais son penchant pour la
poesie l’emporta, et il se réconcilia avec les Muses.
Pétrarque, destiné aussi au barreau, conçut bientôt la plus grande
aversion pour la jurisprudence.
Les païens de Cervantes voulurent en faire un ecclésiastique ou un
IV .