
Quelles sont enfin ces qualités et ces facultés que 1 on voudroit faire
dériver de l'état de civilisation ? Est-ce la propriété? J ai piouvc
que le sentiment de propriété est inné non-seulement a 1 espece hu—
maine, mais aussi aux animaux. J ai prouve, au meme endroit, que
de tout temps les sauvages et les barbares ont eu leurs propriétés.
Est-ce l’ambition, l’orgueil, la vanité, l ’amour du gain? Sont-ce certains
talens?Mais le sauvage et le barbare sont vains et orgueilleux; leurs
soins principaux sont la parure et les plaisirs. Ils partagent tous nos vices
jusqu’au milieu des forêts, et ils le disputent en extravagances aux
babitans des villes. Les jeux, même ceux de hasard appartiennent aussi
aux temps les plus reculés. Le sauvage porte aune table de jeu ses fourrures,
ses ustensiles, ses colliers. Là il trouve le mouvementées agitations,
qu’un ennuyeux travail ne peut donner. Tandis même que le sort
est encore indécis, il s’arrache les cheveux, se frappe la poitrine avec
la rage du joueur le plus accompli. Souvent il quitte la partie nu
et dépouillé de tout ce qu’il possédoit; et dans les pays, où la servitude
est en usage , il met en jeux sa liberté, afin d’avoir une chance
de plus pour regagner ce qu’il a perdu. Ceci n’est-il pas le tableau
fidèle de nos habitués des maisons de jeu? Souvent les sauvages
et les barbares nous surpassent en talens. Ils ont souvent une pénétration,
une force d’imagination et même d’élocution , une chaleur
dame, un courage, une constance dans leurs affections, auxquelles
les arts , l’éducation et la politesse des nations les plus cultivées n’au-
roient rien à ajouter. S’agit-il de pénétrer les pensées et les intentions
de ceux avec qui ils ont à traiter, leur coup-d’ceil est perçant et
sûr; lorsqu’ils ont dessein de tromper, ils savent s’envelopper avec tant
d’art, qu’il est difficile à l’homme le plus subtil de leur échapper. Dans
leurs conseils publics, ils ont une éloquence figurée, nerveuse, remplie
de chaleur, et dans la négociation des traités, ils montrent le plus
parfait discernement de leurs intérêts nationaux. Dans les intervalles de
la paix, le commerce des hommes entre eux est amical, même dans l’état
leplus grossier; ilssontaffectueux les uns envers les autres. L ’individu
jouit de la plus grande sécurité, et par rapport à sa personne et par
rapport à ses propriétés. Les principes d’honneur, de générosité et de
justice, s’exercent avec autant d’enthousiasme et de valeur, que dans
d’autres momens la vengeance et la cruauté s’exercent avec violence.
Ainsi toutes les qualités et toutes les facultés prétendues factices
sont l’apanage originel de l’espèce humaine, et non des effets subséquens
de l’invention et des découvertes. C’est dans les dispositions des
hommes sans culture, dans les dispositions des sauvages et des barbares
qu’il faut étudier les dispositions naturelles des nations civilisées.
Déjà Thucydide, malgré le préjugé de son pays contre tout
ce qui portoit le nom de barbare, comprit que c’étoit dans les usages
de ces peuples qu’il devoit étudier les moeurs de l’ancienne Grèce-
Ou bien faites l ’iuverse: étudiez lespenchans et les facultés des hommes
civilisés, et vous connoitrez lespenchans et les facultés des sauvages
et des barbares. Les germes de tout ce que jamais les hommes ont fait
et feront jamais, même les germes des formes politiques, sont renfermés
dans l’organisation de l’homme ; le temps, les circonstances les développent
et les mûrissent successivement. Tout n’est que modification,
l ’essentiel est et sera partout et toujours le même.
Juscju à quel point Vespèce humaine est-elle perfectible?
Ne demandons plus si l’espèce humaine peut perdre ou acquérir
une qualité ou une faculté quelconque; demandons si les qualités et
les facultés inhérentes à son organisation sont susceptibles d’un perfectionnement
toujours progressif, ou si la nature même a posé des
bornes à leur perfectibilité?
Il est doux et glorieux de se bercer de l’espoir d’un perfectionnement
toujours croissant de notre espèce. Mais, hélas! les lois de l’organisation
et les fastes de l’histoire détruisent aussi les illusions des
métaphysiciens. L’éléphant et la baleine, quoiqu’infiniment plus volumineux
que le ciron ; le cèdre et le chêne, quoiqu’infiniment plus
élevés que la mousse, ont cependant leurs dimensions prescrites. Et