
Toutes les fois que chez un individu dont l’organisation ri’estpas du
reste trop ingrate, je trouve lesyeux ainsi placés , je puis assurer qu’il a
une grande facilité à reconnoître les personnes. Mais l’on ne peut pas
toujours refuser cette faculté à celui qui n’a pas les yeux dirigés de cette
manière. Il peut très-bien arriver que les organes voisins étant avantageusement
développés, il en résulte une dépression de tout le
bulbe et une position horizontale des deux yeux. Dans un cas pareil,
on croiroit à tort qu’il y a développement peu considérable de xvi et
de xix. Cette difficulté peut se rencontrer d’autant plus facilement que
xvi et xix sont l’un et l ’autre des organes très-petits.
On nous a montré quelquefois des idiots qui, par leur faculté de reconnoître
les personnes-, faisoient l’étonnement des médecins. Nous
avons constamment trouvé chez ces individus la position indiquée des
yeux.
C’est probablement cette faculté portée à un très-haut degré qui constitue
principalement chez le peintre le talent de bien saisir la ressemblance.
La ressemblance ne se borne pas aux traits du visage; elle se compose<dece
qu’il y a de caractéristique dans toute la personne, des gestes habituels, de
la démarche, de l’habillement, etc. Le fameux peintre de portraits ffof-
mann, à Fribourg en Brisgau, a éminemment leS yeux que nous avons
décrits. Je trouve la même conformation chez le Titien et le lintoret,
qui tous les deux excelloient dans le portrait.
Dans la gravure de Montaigne, qui peint constamment la personne
toute entière, les yeux sont manifestement abaissés, à l’angle interne.
J’ai toujours été frappé de la direction dés yeux dé Sterne,
PL LX X X 1II , fig. 6; l’on en trouvera difficilement qui présentent à
un plus haut degré le signe de cette faculté. Convaincu depuis bien des
années que, dans le plus grand nombre des cas, la conduite de l’homme
n’est que l’empreinte de son intérieur, y ai relu encore Sterne en dernier
lieu. Tant dans Tristram Shandy, que dans le Voyage sentimental, on
rencontre à chaque instant des portraits très-détaillés et minutieux à
l’excès, sans que de semblables portraits soient essentiels au but de
l ’auteur. On lit par exemple dans le Voyage sentimental:
« Sa figure est encore présente à mes yeux, et il me semble en me la
rappelant qu’elle méritoit un accueil plus honnête. Si j’en juge par sa
tête chauve, et le peu de cheveux blancs qui lui restoient, il pouvoit
avoir soixante-dix ans. Cependant ses yeux, où l’on voyoit une espèce
de feu que l’usage du monde avoit plutôt modéré que le nombre des
années, n’indiquoient que soixante ans. La vérité étoit peut-être au milieu
de ces deux calculs; c’est-à-dire, qu’il pouvoit avoir soixante-cinq
ans : sa physionomie en général luidonnoit cet âge ; les rides dont elle
étoit sillonnée ne faisoient rien à la chose, elles pouvoient être prématurées.
« C’étoit une de cës têtes qui sont souvent sorties du pinceau du
Guide. Une figure douce, pâle, n’ayant point l’air d’une ignorance
nourrie par la présomption ; dès yeux pénétrans, et qui, cependant, se
baissoient avec modestie vers la terre, sembloient viser à quelque chose
au-delà de ce monde. Dieu sait mieux que moi comment cette tête et
cette figure avoient été placées sur les épaules d’un moine, et surtout
d’un moine de son ordre ; elle aurait mieux convenu à un Bracmane ;
mais il l’avoit, et je l’aurois respecté, si je l’avois rencontré dans lés
plaines de l’Indostan.
« Le reste de sa figure étoit ordinaire, et il aurait été aisé de la
peindre, parce qu’il n’y avoit rien d’agréable ni de rebutant que ce que
l’expression du caractère rendoit tel. Sa taille, au-dessus de la médiocre
, étoit un peu raccourcie par une courbure ou un pli qu’elle fai-
soit en avant; mais cétoit l’attitude d’un moine qui se voue à l’art de
mendier, et, à tout prendre, telle qu’elle se présente dans ce moment
à mon imagination , elle gagnoit plus qu’elle ne perdoit à être ainsi.
« Il fit trois pas en avant dans la chambre , mit la main gauche sur sa
poitrine, et se tint debout, avec un bâton blanc dans sa droite. Il détailla
les besoins de son couvent et la pauvreté de son ordre. Il le fit
d’un air si naturel, si gracieux, si humble, qu’il eût fallu que j’eusse
été ensorcelé pour n’en être pas touché.... ' »
' Première part. Edition in-i 2 ; à Paris, chez Dufart, 1797. Page 12, 14.