
les actions qui s’accordent avec le bien public, il sera encore difficile de
faire l’application de ce principe à des actions particulières. La valeur
des actions varie, selon que le degré d’ignorance ou de counois-
sance selon que les divers intérêts, selon que les habitudes, les moeurs
d’une nation changent. Combien de fois la morale publique et la législation
sont-elles revêtues de formes tout-à-fait différentes? Cette
versatilité ne signale pas seulement les opinions et les actions qui concernent
les sectes religieuses et la politique, elle pèse aussi sur les
choses qui paroissent intéresser exclusivement la morale. Le vol, la
polygamie, le polythéisme, Tinceste, l’adultère, le suicide, et même
le parricide, ont été tour à tour regardés ou comme des crimes, ou
comme des actes permis et même méritoires.
En Italie et en Espagne, la franc-maçonnerie est condamnée comme
une association criminelle. En Autriche, elle est regardée comme dangereuse
pour le gauvernement. Dans le Nord de l’Allemagne, et en
France , on s’en honore , et elle ne fait aucun mal, etc.
Seulement, quand il est convenu que telle chose est bonne ou mauvaise,
juste ou injuste , le sens moral devient le régulateur de nos actions.
Le commandement de bien faire, et d’éviter le mal, a été donné
à tous les hommes. Tous ont le sentiment intime de ce devoir, et tous
en conviennent. Ainsi, le sens moral n’est pas le principe d’un acte déterminé,
mais il est le principe du devoir, en général. Les philosophes
qui ont négligé cette distinction essentielle, ont cru pouvoir nier
l’existence du sens moral inné, et l’ont regardé comme un produit artificiel
de la société. Mais, en cela, ils ont commis la même erreur qu’ils
commettroient en niant l’existence de la faim, par la raison que ce
besoin peut être satisfait de mille alimens dilïérens.
Peut être ferai-je mieux ressortir les propriétés du sens moral, en le
mettant en parallèle avec la bienveillance. Ce rapprochement servira
en même-temps à faire sentir l ’analogie de ces deux sentimens. S’abstenir
de faire le mal, faire le devoir, est la loi du sens moral, de la justice.
Répandre le bonheur, est la loi de la charité, de la bienveillance. A
travers l'instabilité des opinions et des jugemens des hommes, il y a
une infinité de choses, qui sont généralement reconnues comme justes
ou injustes, et qui, même avant la naissance des lois, impriment à la
morale un caractère uniforme et immuable. L ’hommejuste a une profonde
horreur pour l’oppression exercée sur ses semblables, pour le
mensonge, la perfidie, le parjure, la trahison, la délation, l’espionnage,
l’intolérance, l’hypocrisie, la calomnie, la cabale, l’usure, le séduction,
la débauche de toute espèce, pour la contrefaçon, pour tout
autre vol, pour la cruauté, pour le meurtre, etc.; en général, pour tout
ce qui blesse l’ordre et le bien de la société. Le juste se tient obligé
d’observer les lois même arbitraires, d’obéir à ses père et mère, et à ses
supérieurs, de remplir ses promesses et ses engagemens, de payer ses
dettes, de réparer un tort fait à autrui , de restituer un bien qui lui a été
confié, de ne pas révéler un secret, de ne pas donner un conseil pernicieux
, d’être dè bonne foi et équitable envers tout le monde. Il respecte
toute propriété, non-seulement les propriétés meubles et immeubles,
mais aussi celles du talent et de l’esprit; les droits et les privilèges sont
égaux pour tous les hommes ; toute loi qui n’est pas d’une nécessité urgente,
est une injustice à ses yeux, parce quelle multiplie les cas de
délits et de crime; il rejette les moyens violens, pour arracher aux prévenus
des aveux incertains, etc.
Ainsi, le sensmoral se renferme dans les choses de première nécessité
sans lesquelles l’idée de société ne seroit qu’une chimère; que l’homme n’est
pas libre de faire ou de ne pas faire ; qui lui sont commandées par les lois
de la nature, et dont la transgression entraîne la culpabilité, et provoque
le ressentiment du corps social. Le sens moral est donc la base de toute
législation et du droit des gens. Il est antérieur aux lois. « Car si le bien et
le mal n’existoient pas avant la naissance des lois, s’ils ne diffèrent pas
essentiellement l’un de l’autre, le droit n’a rien de fondé, rien de juste.
Les lois seroient le fruit de l’aveugle caprice ; elles seroient des attentats
contre la liberté de l’homme; se soumettre à la justice, seroit subir le
joug d’un tyran ' ».
1 Anti-Lucrèce y T. I ; p. 170.