
L ’espèce humaine est-elle indéfiniment perfectible?
Cette proposition renferme deux points de vue tout-à-fait diffé-
rens. On peut demander si l’espèce humaine peut perdre ou acquérir
une qualité ou une faculté quelconque? L ’espèce humaine peut-elle
perfectionner toujours progressivement et indéfiniment les qualités et
les facultés inhérentes à son organisation ?
Le lecteur doit bien se garder de confondre ces deux questions.
L ’organologie répond à l’une et à l’autre.
L ’espèce humaine peut-elle perdre ou acquérir une
qualité ou une faculté quelconque?
L ’homme ne sauroit manifester d’autres qualités ou faculté que
celles dont la manifestation lui a été rendue possible au moyen
d’instrumens matériels. Or, le nombre de ces instrumens matériels
est arrêté. Tant que la création actuelle subsistera, les organes du
cerveau ne seront ni augmentés, ni diminués; donc l’epèce humaine
ne peut ni acquérir, ni perdre une qualité ou faculté quelconque,
soit bonne, soit mauvaise.
Si certains philosophes vantent le perfectionnement indéfini de
l ’espèce humaine; et si d’un autre côté les moralistes en'déplorent la
corruption toujours croissante, il faut attribuer ces rêves à l’hypothèse
erronée, que l ’homme moral n’est qu’un résultat du hasard et des
influences extérieures, qu’il est un être rnodijiable à l ’infini, sans
être soumis à aucune loi de la nature. Depuis la création du monde,
la forme des cristaux et des végétaux n’a jamais varié et elle ne variera
jamais; de même l’organisation du genre humain est invariable; par
conséquent son caractère moral et intellectuel ne peut subir aucun
changement essentiel.
J’ai réfuté dans plusieurs endroits de cet ouvrage tout ce que l’on
dit concernant la prétendue influence de la vie sociale sur l’origine
des qualités et des facultés factices.' Il ne peut exister dans l’homme
ni qualité, ni faculté artificielle. Il est destiné, en vertu de son organisation,
comme plusieurs espèces d’animaux, à vivre en société.
Il devoit, par conséquent, être muni de toutes les qualités et de
toutes les facultés nécessaires au maintien de la réunion sociale. La
communauté des hommes est le résultat, et non lacause de leurs qualités
morales et de leurs facultés intellectuelles. Dira-t-on que la république
des fourmis, des abeilles,- des castors ait engendré les instincts
de ces êtres ? Ou trouvera-t-on plus conforme à la raison que leurs
instincts innés les aient rassemblés en république? Si cette dernière
opinion vous répugne, réunissez les renards, les tigres, les vautours en
troupeaux, et montrez-nous une qualité ou une faculté quelconque artificielle
que leur association auroit fait naître.
Est-il un vice, un crime qui aient souillé la mémoire de nos premiers
pères, et qui ne fassent plus l ’opprobre de notre histoire? Est-il
une vertu qui ait illustré les premiers siècles du monde, et qui ne
soit plus 1 orgueil de nos temps? Lisez les anciens moralistes, les historiens
: les hommes d’Homère, d’Horace, de Lucain, de Tite-Live,
de Socrate, etc., sont encore les hommes de Montaigne, de la Bruyère
de Voltaire, de Bossuet, de LaRochefoucauIt, etc. Soutenir qu’une vertu
quelconque a disparu de dessus la surface de la terre ; que nos jours
offrent moins d’exemples d’un pardon généreux, de sacrifices faits à
l ’amitié, de courage héroïque, de fidélité conjugale, d’amour maternel
d’amour delà patrie, qu’à l’époque de la guerre de Troie, c’est sou-
soutenir que le soleil a cessé d’échauffer la terre, et que la rosée ne
rafraîchit plus nos prairies ; soutenir que les atroces vengeances, les
lâches perfidies, la calomnie, l’envie, les faux témoignages, les viles
adulations, l ’hypocrisie, le parjure, la délation, l'espionnage, l ’ingratitude,
les vols , les assassinats , la luxure, les guerres , le despotisme
désolent moins la société que du temps de Josué et de Néron • c’est
soutenir que les tremblemens de terre, les inondations, les ouragans,
les tempêtes ne dévastent plus nos champs.