
Lorsque la bienveillance est menacée de s’affoiblir pour des hommes
qui ne sont ni nos parens, ni nos voisins, ni nos connoissances, elle
se fait illusion, et se convertit en zèle pour le bien public, en enthousiasme
pour l’humanite. Tous les habitans de la terre sont des objets
dignes de son attention et de son exercice.
Le simple récit d’événemens arrivés dans des siècles et des pays éloignés
, produit en nous l’admiration et la pitié ou l’indignation.La bienveillance
fait de la vie humaine un spectacle intéressant ; et sollicite
sans cesse, même le plus indolent, à prendre parti pour ou contre,
dans les scènes qui se sont passées parmi nos ancêtres. Elle verse de la
douceur sur la vie présente, sur la vie domestique, sur tout ce qui
nous environne ; et, par l’expression quelle donne à la physionomie,
elle surpasse les charmes de la beaute j c est d elle que les situations de
la vie tirent ce qu’elles ont de plus touchant. Le prix dune faveur na
plus de bornes, quand elle porte l’empreinte de la bonté de lame ; et
le malheur qui n’est pas le résultat dune injustice, est supporte avec
résignation. Nous accordons, par un mouvement spontané, notre amitié
à ceux dans lesquelles nous croyons découvrir les marques de la bonté.
Le héros même, qui verse sou sang pour la patrie, ne nous paroit mériter
notre amour, notre admiration , qu autant qu il est bienveillant,
compatissant, généreux. Peut-on prononcer les noms de Bayard, de
du Guesclin, de Turenne, de Scipion, etc., sans éprouver cette émotion
vertueuse qui réveille 1 idee de la véritable bonté ? -
La bienveillance s’étend jusqu’à la postérité. Le philanthrope sacrifie
son bien-être personnel à ses héritiers, à ceux qui verront le jour longtemps
après lui. C’est pour eux qu’il plante des arbres, qu’il fait des legs
pour des institutions bienfaisantes. C’est pour eux qu’il travaille jour et
nuit, qu’il brave les insultes, les calomnies, les persécutions, parce
qu’il sait qu’un temps doit venir, ou ses travaux seront bénis poui leui
influence bienfaisante sur le sort de 1 humanité. Sans ce sentiment de
bienveillance générale,combien de faits, combien de découveites utiles
seroient étouffés sous le poids de l’envie, de la jalousie, de la mauvaise
foi et de l’ingratitude des contemporains !
Dans tous les temps , le pardon des injures et des ennemis a été commandé
par la morale la plus élevée. L ’homme, doué d’un sentiment
énergique de bienveillance, est naturellement disposé à cette noble et
vertueuse résignation, à cette abnégation de lui-même, qui, à tout
autre, paroit si pénible, qu’on regarde de pareils actes d’un pardon généreux,
surtout lorsqu’il va jusqu’à rendre le bien pour le mal, comme
les efforts les plus admirables et les plus sublimes de la nature humaine.
L ’homme sensible, lorsqu'il est outragé, éprouve aussi un premier
mouvement de ressentiment, de vengeance. Nul n’est tellement à l’abri
de l’amour-propre, qu’il ne puisse être quelquefois surpris par des
émotions ignobles. Mais à peine le bienveillant est-il revenu à lui-même,
que tout projet de vengeance disparoit comme contraire à la grandeur
morale ; il pardonne et se contente de plaindre et de mépriser les intrigues
de la bassesse et de la méchanceté.
Le méchant, au contraire, accuse l’homme bienveillant et généreux
de foiblesse; il se vante de cette force de caractère qui, à l’entendre,
est nécessaire pour mettre à exécution ses conceptions vindicatives.
J’appellerai/ort cet homme porté à la vengeance, lorsqu’il aura su se
vaincre et renoncera cette satisfaction si douce à ses yeux , de rendre le
mal pour le mal. Marc-Aurèle étoit-il foible, lorsqu’il refusa de voir la
tête du rebelle Cassius ; lorsqu’il brûla ses lettres pour n’être pas obligé
de punir ceux qui avoient trempé dans la révolte, et qu’il pardonna à
toutes les villes qui avoient embrassé le même parti? Lorsque Titus
condamna tous les accusateurs de profession à être fustigés et à être
vendus comme des esclaves, qu’il pardonna à son frère Domitien, et
qu’il combla de bienfaits deux sénateurs qui avoient conspiré contre
lui, étoient-ce là des actes de foiblesse? Antonin a-t-il jamais été jugé
foible, parce qu’il méprisoit et chassoit les délateurs; qu’il rendoit à
Rome, par sa bonté, un repos dont ses prédécesseurs, l’avoient privée
par leur méchanceté? Henri IV étoit-il foible, lorsqu’il pardonna à tous
les ligueurs ; lorsqu’il répondit, quand on lui parla d’un officier delà
ligue dont il n’étoit pas aimé': « Je veux lui faire tant de bien, que je
le forcerai de m’aimer malgré lui! » Lorsqu’il répliqua à ceux qui