
vous prétendez, dans votre présomptueuse arrogance, que les organes
de votre cerveau ne rencontrent aucune borne, ni dans leur développement,
ni dans leur activité!
En vain m’opposez-vous la distance qui existe entre l ’homme brut
et l ’homme instruit, entre les peuples sauvages et les peuples civilisés.
Nous avons vu que cette distance n’est marquée par aucune différence
essentielle. Jetons un coup d’oeil observateur sur les diverses conditions
du genre humain, même civilisé , et voyons avec une égale bonne foi
et sa petitesse et sa grandeur.
Les hommes entourés d’hommes cultivés et de savans, attribuent
volontiers à la généralité des hommes les progrès et les perfections
qui n’appartiennent qu’à un petit nombre d’individus. De toute la durée
connue de la race humaine, la généralité des hommes a toujours
été assujetie à l’ignorance, à l’erreur, au préjugé et à la superstition.
L ’esclavage, la brutalité, les jouissances bruyantes et grossières des
sens, ont toujours été son partage. Les chasseurs, les pêcheurs, les
cultivateurs, possèdent à peine les connoissances nécessaires à leurs
occupations. Tout est exécuté mécaniquement. S’écarter de la routine,
innover, améliorer, est une extravagance, un ridicule, un crime chez
eux.
Les artisans sont à-peu-près dans le même cas. La plupart ressemblent
plutôt à des automates qu’à des êtres intelligens. Les journaliers,
en un mot, tous les hommes qui sont forcés d’employer la plus grande
partie de leur temps à ce qui est nécessaire à la vie, ou ne pensent
point, ou n’ont que le petit nombre d’idées relatives à la satisfaction
de leurs besoins. A peine ces hommes, quoiqu’entourés des merveilles
de la nature, sont-ils touchés par l’harmonie du chant des oiseaux
, par les couleurs éclatantes des fleurs ; la succession des saisons,
les météores si variés et souvent si imposans, même le majestueux spectacle
des astres ne piquent point leur curiosité , et ne réveillent
presque jamais leur esprit de son indifférence et de son assoupisse--
ment.
Passons aux classes supérieures. L ’influence des chefs des gouvernemens
sur la prospérité ou la décadence des arts et des sciences, est,
il est vrai, incalculable. Ils savent qu’en encourageant les talens , c’est
leur propre mémoire qu’ils illustrent; ils savent que , si les conquêtes
étonnent le monde, l'industrie favorisée leur attire les bénédictions
des siècles. Mais l’immensité de leurs charges et la tyrannie de l ’étiquette
leur permettent à peine de consacrer quelques momens à des
soins plus doux. Trop souvent la jalousie et l’ignorance des favoris leur
inspirent de la méfiance contre les hommes qui attaquent avec des
forces supérieures les abus et les foiblesses de leur temps; et les
efforts les plus généreux, les plus bienveillans du génie , au lieu d’être
accueillis, se trouvent, sinon entièrement étouffés, au moins comprimés
et ralentis.
Ceux qui végètent dans une oisiveté opulente, briguent les places,
les honneurs, se chamarrent de plaques et de cordons, dissipent leur
existence à la recherche des plaisirs des sens. Leur fortune et leur
influence les dispensent de la nécessité de la réflexion, et favorisent le
penchant si naturel de presque tous les hommes à la paresse. C’est
ainsi que le faste et l ’ignorance sont aussi inséparables que la
dissipation et la misère.De-là la triste vérité, que la classe des hommes
qui, de leur hauteur imaginaire, regardent avec dédain la populace,
est pourtant, quant aux lumières, au même niveau avec elle. Même
indifférence, même prévention et même aversion pour les nouvelles
.vérités ; même ténacité dans le respect pour les vieilles erreurs , même
crédulité, même superstition. Le vol fatidique des oiseaux, les chênes
fatidiques de la forêt de Dodonne , les sorciers de Thessalie, les
mages de l’Egypte , les oracles de Delphes sont remplacés par les
tireurs de cartes ou les diseurs de bonne-aventure, par les prophéties,
les interprètes des songes, les pressentimens et les inspirations, par
les lutins, les revenans, les jours et les nombres fatals. Nous vivons
encore avec des Romains et des Spartiates qui cherchent à connoitre l’avenir
dans le mouvement du bec des oiseaux, et dans les entrailles
d’un animal ; nous avons encore nos Mithridate et nos Alexandre
qui se font expliquer leurs songes par des sorcières Aujourd’hui, comme