
culiers, pour les rendre à la nature, et par conséquent à la pitié. Ici
encore, se fait sentir le besoin d’exercer la bienveillance. On rencontre
rarement, dans la vie ordinaire, des scènes aussi intéressantes, aussi
tristes, aussi touchantes que les tragédies et les romans les représentent.
C’est ce même besoin, et non le besoin d'être ému en général, ni
celui d’être occupé, ni toujours la curiosité, qui fait rechercher aux
hommes les événemens propres à exciter la compassion, à prendre parti
pour un malheureux, à s’intéresser pour ceux qui sont en proie à la
persécution et à toutes sortes de dangers; c’est ce même besoin dexercer
le sentiment de la bienveillance, qui prête enfin un charme particulier
à tous les grands malheurs, à tous les événemens désastreux.
Un coup-d’oeil superficiel sur ce qui se passe ordinairement dans la
v ie , pourrait nous porter à croire que le soin de la subsistance, et en
général l'intérêt, est le principal mobile des actions humaines. Dans
plusieurs personnes, il domine, en effet, au point de ne souffrir la concurrence
d’aucun autre objet d’attention ou de désir. Mais si l’intérêt
étoit un motif exclusif, une injustice qui porte atteinte à notre fortune,
ou un bienfait qui l ’augmente, produiraient en nous les mêmes émotions
qu’un torrent qui dévaste nos possessions, ou qu’une pluie qui les fertilise.
Nous ne considérerions, dans nos semblables, que leur influence
sur notre intérêt. Qu’on observe les hommes lorsqu’ils voyent les autres
en proie à l’infortune et aux souffrances. Tous les jours, nous voyons
des hommes se précipiter dans les eaux et dans les flammes, pour sauver
ceux qui sont menacés d’y périr. A peine des calamités publiques, des
incendies, des inondations, ont-ils ravagé les propriétés de nos semblables,
que tout le monde s’empresse de réparer leurs pertes : on fait des
collectes, on donne des spectacles, des concerts, au profit des malheureux.
Ceux dont les moyens sont trop bornés, ont souvent un pénible
combat à soutenir entre cette triste impuissance et l’impulsion naturelle
qui porte à faire le bien. L’enfant qui jette des cris de pitié,
lorsqu’il voit son frère attaqué de convulsions ; l’homme qui se déssiste
de la demande d’un emploi, lorsqu’il apprend que son ami, chargé
d’une nombreuse famille, fait la même demande ; le soldat qui se
piesente pour recevoir le coup fatal qui devoit frapper son général* St -
Vincent de Paule qui se fait enchaîner dans la chiourme des galériens,
pour rendre un malheureux forçat a sa femme et à ses enfans plongés
dans la plus extrême misère , etc.; de tels êtres, assurément, ne peuvent
être soupçonnés d’avoir agi par un retour sur eux-mêmes, par un sentiment
d’intérêt personnel.
Est-il quelqu un qui ne soit touché jusqu’aux larmes, lorsqu’il apprend
que des mesures ont ete prises pour soulager l’indigence et la
misère? Lorsqu il voit acquitter un accusé innocent, accorder la grâce
à un prévenu plus malheureux que criminel ; revenir à la vie un malade
qui paroissoit succomber à ses maux? Les salons sont-ils jamais plus
remplis que quand on donne des spectacles, des concerts, au profit des
malheureux ? Et dans les momens où nous sommes nous-mêmes en
proie à l ’affliction , est-il quelque chose qui calme, qui ranime davantage
notre coeur, que lesouvenir du bien quenous avons fait, et la compassion
dont nous voyons les autres émus en notre faveur?
Les plaisirs qui viennent de la bienveillance nous sont aussi personnels
que ceux qui naissent de quelque autre désir que ce soit, et l’exercice
de ce sentiment est une des principales sources de nos jouissances.
Tout acte de bonté ou d’attention de la part des parens pour leurs enfans*
toute émotion de coeur pour nos amis ou pour tout autre individu sont
de véritables plaisirs. Quand nous éprouvons cette tendre sympathie,
nous ne pouvons pas nous empêcher de nous approuver ; nous nous réjouissons
d’étre ainsi constitués; nous nous en faisons un mérite, et ce
sentiment devient pour nous une source intarissable de satisfaction.
La pitié, elle-même, et la compassion, le chagrin et la tristesse, lorsqu’ils
naissent de la sensibilité, participent de la nature du sentiment
qui les a fait naître; s’ils ne sont pas positivement du plaisir, au moins
sont-ils despeines douces et nobles, qu’on n’échangerait pas contre la satisfaction
de secourir les personnes qui en sont l’objet. Les excès même,
en ce genre d’affection, de libéralité, de générosité, ne traînent jamais
après eux ces regels, ces remords qui accompagnent la haine, l’envie
1 avarice et la méchanceté.