
Le père Vincent, paysan qui habite une chaumière aune lieue de
Plombières, étant venu un jour dans cette ville, pour y vendre quelques
denrées, entendit, de la rue, le son d’un instrument qui lui étoit
inconnu. Il demanda la permission d’entrer dans la maison d’où les
sons partaient; on la lui accorda; il fut introduit dans un appartement
où une dame jouoit du forté-piano. Ravi en extase, il voulut connoître
cet instrument dans tous ses détails; on satisfit sa curiosité, il l’examina
avec beaucoup d’attention; et, après en avoir saisi l’ensemble et les
diverses parties, il dit qu’il en feroit un pareil. En effet, sans autres
secours que quelques outils grossiers, tels qu’un rabot, un marteau et
une lime, il fabriqua seul la caisse, les chevilles, les touches et les
tampons, et-assembla tout cela avec une industrie merveilleuse. Les
formes, les proportions furent observées.Il en a fait depuis deux autres
qui n’ont pas l’élégance des pianos d’Erard , mais enfin qui valent
beaucoup de ceux qui portent les noms de facteurs connus.
Ce n’est pas tout : après cet essai, il voulut avoir une horloge.
Il en examina une, et construisit toutes les pièces qu’il réunit, et auxquelles
il donna toute la régularité qu’auroit pu leur donner un bon
horloger.
Ce succès n’enorgueillit point le père Vincent. Un autre eût peut-
être quitté la bêche et la charrue ; mais ce Vaucanson rustique continua
à cultiver son champ , se contentant d’employer son nouveau talent
dans ses heures de loisir , et uniquement pour se procurer quelques
jouissances ou embellir sa demeure.
Partout on voit des hommes , occupant des places éminentès, se
délasser de leurs occupations habituelles en travaillant au tour ou en
dessinant. On ne peut attribuer ces goûts ni à des sentimens particuliers
, ni au besoin , ni à des facultés intellectuelles très-distinguées.
L’on voit, tout au contraire, souvent des hommes doués de facultés
intellectuelles très-distinguées , qui ne savent absolument rien faire
avec leurs mains. Lucien et Socrate renoncèrent à la sculpture, parce
qu’ils ne se sentoient pas de vocation pour cet art. M. Schurer, ci-
devant professeur de physique à Strasbourg, cassoit tout ce qu’il touchoit.
Il y des gens qui ne savent pas tailler une plume, pas repasser un
rasoir. Deux de mes amis, l ’un excellent instituteur, l’autre grand
ministre, s’étoient passionnés pour le jardinage, mais je ne pus jamais
leur apprendre à greffer un arbre.
D’un autre côté, les plus grands mécaniciens sont souvent, pour tout
le reste, des hommes étonnamment bornés. La plupart d’entre eux sont,
d’ordinaire, comme tous les génies en général, de grands maîtres avant
de s’en douter.
Je finis en faisant observer que l’exercice des aptitudes industrielles a
lieu d’autant plus servilement et d’une manière d’autant plus invariable
que l’animal se trouve placé plusbas sur l’échelle de perfection ; plus au
contraire il y est placé haut, plus il a de liberté dans l’exercice de ces
aptitudes. Le nid de l ’écureuil offre bien plus de variété que l ’enveloppe
de la chenille; c’est ainsi que nous voyons cette liberté apparente
aller en croissant dans la proportion de l’organisation en général
et de l ’organe des arts en particulier, jusqu’à ce que nous arrivions
enfin au dessinateur, au peintre, au sculpteur, à l’architecte, au mécanicien
qui croient que dans l’exercice de leur art ils ne sont assu-
jétis à aucune entrave; cependant les bornes qui sont assignées à cet
égard à l’espèce humaine, n’échappent pas à l’oeil de l’observateur
philosophe qui compare les ouvrages d’un artiste à ceux d’un autre
les ouvrages des anciens à ceux des modernes , les ouvrages d’une
nation à ceux d’une autre.
Du reste, je suis bien loin de nier que l ’exercice et les modèles ne
servent à perfectionner les produits des arts comme tout le reste. Mais
comme ditFerguson : «Tout ce que l’homme acquiert d’habileté dans
l ’espace de plusieurs siècles, n’est que le développement du talent qu’il
possédoit dès les premiers temps. La hutte du Scythe offre aux yeux
de Vitruve les élémens de l’architecture; l’arc, la fronde et le canot
des sauvages présentent à l’armurier et a'u constructeur les constructions
originales de leur métier’ ».
1 Essai sur l’histoire de la société civile, T. II, p. q3.