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 proviiions à Verkhotourie ; ils  fe rangèrent tous autour d’une petite  
 table ,  la feule qu’il y eût dans  la maifon ; les uns  fur des bancs,  les  
 autres  deboüt.  On  leur  fervit d’abord,  fans nape ni  afliette,  une  
 foupe dans une petite jatte de bois :  elle étoit faite de chou-croute &  
 de  gruau  ,  fans  pain  ;  ils  la  mangeoient  avec  des  cuillers  de  
 bois;  leur  pain,  dont  je  voulus  goûter,  malgré fa couleur auifi  
 noire  que  de  l’encre  ,  n’étoit  pas  fupportable.  O n   enleva  cette  
 première  jatte  :  elle  fut  remplacée  par  une  lèconde  de  choucroute  
 ,  préparée avec  de l’huile  de poiifon.  O n  accommode quelquefois  
 la chou-croute  avec de l’huile de chenevis ,  ou d’ours  :  leur  
 boiffon étoit de la quouas  ( i ) ,  la même  que  celle des Ruffes,  dont  
 j’ai déjà parlé.  La dépenfe  de leur dîner fe monta à un fou par tête.  
 Us ont  d’autres  fois des pois, des navets, & des radis  cuits  dans  de  
 l’eau  avec du  fel, C ’étoit alors le temps du Carême,  pendant lequel  
 ils ne peuvent manger ni viande,  ni la it , ni beurre , ni poiifon  :  ils  
 ont la plus grande attention de ne pas lailfer fur la table la plus petite  
 miette de leurs mets ;  ils la  ramaffent avec le  plus grand foin, &  la  
 mangent aufli-tôt. La table après le dîner, eft le feul meuble qui foit  
 propre  dans  leur maifon.  Ayant éprouvé  en arrivant  une  chaleur  
 prefque  étouffante,  je plaçai mon thermomètre fur la foupente,  où  
 ils dormenr la nuit &  une partie de la journée. Cet inftrument monta  
 jufqu a quarante degrés, ou près de dix degrés plus haut que les plus  
 grandes chaleurs d’été à Paris. Il y avoit quatre ou cinq femmes dans  
 cette maifon  ,  qui à notre arrivée  fe  fauverent derrière  une  efpece  
 de rideau : elles s’apprivoiferent peu à peu,  & parurent des plus fur-  
 prifes, de nous voir manger de la viande & de toutes nos autres proviiions, 
  qui dans ce temps de Carême leur font défendues. Ces Peuples  
 font fi rigides à cet  égard,  qu’ayant donné un peu de brioche à  un  
 de leurs  enfants d’environ  trois ans, fa mere J’çn priva aufli-tôt ; &  
 ( i ) Ou Kwas. 
 lé plus petit,  de  fept à huit mois,  fut le  feul qui  eut la permiffion  
 d’en manger. L ’exceflive chaleur que j’éprouvois m’obligea de quitter  
 ma toulouppe  ;  je  pris  une  redingote  à la Frahçoife. Ces femmes  
 admiraient cet habillement,  & regardoient avec là plus grande cu-  
 riofîté toutes  les parties de mon vêtement :  tout leur paroiffoit nouveau  
 ,  quoique  cette  route  fut lafeule  pratiquée  :  ces femmes  me  
 parurent  plus  éveillées  que  toutes  celles  que  j’avois  vues  depuis  
 Mofcou,  principalement  depuis  le  Volga.  Elles  étoient  encore  
 mieux  faites,  plus  grandes,  &   d’un  plus  beau fang  que  fur cette  
 derniere  partie  de  ma  route. Deux filles  de la maifon étoient fur-  
 tout très jolies  :  elles avoient même des efpeces de manchettes à leurs  
 chemifes  ;  ce que je n’avois vu  nulle part  en Ruflie, dans la clàflè  
 des Payfans; 
 J’avois toujours voyagé depuis le Volga dans  la même forêt, où  
 je n’avois  trouvé  communément que  des  Hameaux,  qui annon-  
 çoient la plus grande mifere. Le Pays devint plus découvert à mefure  
 que  je  m’éloignai  des  montagnes, &   les  habitations  étoient  plus  
 peuplées. Les Sibériennes ont en général un habillement fembjablé  
 à  celui  des  Ruffes  :  les  filles  portent  de même  leurs  cheveux en  
 treffe ;  ils forment feuls  leur  coëffure  jufqu’au moment qu’elles  fe  
 marient. Les femmes ne peuvent être coëffées en cheveux. 
 Je  partis de cet endroit aufli-tôt que les traîneaux furent prêts, &  
 j’arrivai le 7  à midi au Hameau nommé Babikhina. Le dégel étoit fï  
 décidé  ,  que  la  neige  étoit  fondue  par-tout,  excepté  fur  la route  
 battue.  Une  couche  d’eau  répandue fur les rivieres encore  gelées,  
 m’avertiffoit du danger que je courais à les paffer.  Cette crainte, &  
 le défir  d’arriver  bien-tôt à Tobolsk,  dont je  n etois  plus  éloigné  
 que de  foixante-dix  lieues environ ,  ranimèrent le courage de tout  
 le monde ;  chacun  s’empreffoit à l’envie  de  tout arranger à chaque  
 pofte.  J’arrivai à Tumen  le même jour à minuit.  Je me difpofois à  
 partir  tout  de ibite  :  mais je ne trouvai perfonne qui voulût  courir