J’ai iu par un fameux Artifte Etranger, quêtant chargé de diriger
une de leurs Ecoles, il rencontra un Eleve d’un talent fupé-
rieur parmi ceux qu’on lui avoit confiés. Jaloux de former un Sujet
qui lui nt honneur , il cultiva avec le plus grand foin cette jeune
plante : il voyoit chaque jour avec joie les progrès de fon Eleve ;
mais bien-tôt le jeune homme n’en fit plus aucun. Cet Artifte,
après avoir épuifé tous les moyens de douceur pour l’encourager,
lui demanda fur le ton de la plus grande amitié , la raifon de fon
dégoût pour le travail Je fuis Efclave de M. * * * ; quand je
ferai habile, il me rappellera pour me faire travailler chez lu i; je
ferai maltraité, & j’aime bien mieux vivre comme mes camarades.
J’ai connu plufieurs perfonnes qui étoient convaincues que les
RulTes étoient incapables, de faire de grands progrès dans aucun
genre. Je crois cette opinion abfolument faulfe : ils ont été induits
en erreur par des faits femblables à celui du jeune Efclave dont je
viens de parler. Ces faits au contraire fuppofent au-moins beaucoup
de jugement.
Le Gouvernement a cru remédier à une partie de ces inconvénients
, en ordonnant que tous ceux qui fe diftingueroiènt-
dans les Ecoles, ne feraient plus Efclaves de leurs: Seigneurs, mais
qu’ils appartiendraient à l’Etat. Alors ou les Seigneurs n’envoient
plus leurs Efclaves aux Ecoles, ou ils trouvent toujours le moyen
de fe les çonferver ; & dans tous les cas ils font toujours Efclaves.
Je pourrais citer ici quantité de faits femblables à ceux que je
viens de rapporter , & dont j’ai été témoin. Je les fupprime, parce
qu’ils compromettraient des perfonnes actuellement en Ruffie. Le
fouffle empoifonné du defpote s’étend fut tous les Arts, fur toutes les
Manufactures , & pénétré dans tous les Atteliers, L ’on y voit les
Artiftes enchaînés à leur Etabli. J’en ai été témoin plufieurs fois ,
principalement à Mofcou, & c’eft avec de pareils Ouvriers que
les RulTes s’imaginent pouvoir contrefaire les étoffes de Lyon.
Pierre Ier étoit convaincu,, & toute la Nation feft encore aujourdhui,
qu il faut conduire les RulTes de cette maniere. Cette
conduite pouvoir avoir des fondements à quelques égards, lorfque
Pierre Ier parvint au Trône ; mais il eft bien fingùlier que ce
déteftable préjugé fubfifte toujours en Ruffie.
L ’orgueuil des Ruffes eft encore un grand obftacle au progrès
des Sciences & des Arts dans cette Nation. Ce vice tient
à l’efprit national : on le reconnoît dans tous les états. Un Eleve
a fait à peine quelques progrès, qu’il fe croit égal à fon Maître,
& même bientôt fupérieur. Le Public Ruflè eft alfez peu éclairé
pour le mettre fur la même ligne. Outre les défavantages qui font la
fuite de cette faulfe préfomption , cette conduite augmente les dé-
fagréments de l’Etranger appellé en Ruffie pour inftruire les Ruffes ;
& fouvent les Artiftes Etrangers fe croient forcés de tenir leurs
Eleves en tutelle, pour fe rendre plus néceflàires. Dégoûtés de leurs
états, la plupart cherchent moins à y former dès fujets, qu a s’y procurer
quelque fortune, qu’ils emportent rarement dans leur Patrie.
Je n’ai pas trouvé un feul Etranger en Ruffie qui ne regrettât les
moments ou il vivoit avec fes Concitoyens.
La Noblelfe deftinee au Militaire envoie les enfants au Corps
des Cadets ( i ) , ou les éleve dans le fein de fa famille; elle a les
plus grands égards pour les Gouverneurs chargés de l’éducation de
fes enfants ; mais elle eft fouvent forcée de livrer cette jeuneflè
à des Maîtres peu inftruits. La plupart ont été en Ruffie pour y
tenter envain la fortune. Ces Maîtres font rarement faits- pour
former cette jeune Nobleflè ; & les peres , peu inftruits eux-
mêmes, & avilis par l’efclavage, font encore moins dans le cas de
concourir à l’éducation de leurs enfants, de leur former le coeur, &
(i) C’eil une eipece de College établi pour l’éducation de la- Nobleflè.