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 ignorants. Dans  la fociété inftruite, les traits empoifonnés de l’envie  
 &   de  la jaloufié  tournent à la longue  contre  ceux dont ils partent ,   
 &  l’homme fupérieur triomphe toujours; mais  dans un  pays  ignorant  
 , les hommes inftruits font  les plus  intéreffés à perdre l’homme  
 fupérieur  ;  &  comme  ils  font  feuls  capables  de  décider  la  Nation  
 ignorante, elle confirme bien-tôt  leur  iniquité. M. de Schou-  
 valof , Protecteur  de M. Werofkin, & Favori  de l’Impératrice Eli—  
 fabeth ,  lui  avoit  toujours  fervi  de  bouclier.  Il perdit  fan autorité  
 à la mort de  cette Princeife  ; &  l’envie en  fentinelle  fit  dans  l’in t   
 tant  une victime  de M, Werofkin  :  il  aura  été  trop  heureux  , eti  
 perdant fa place, s’il n’a pas augmenté le nombre des  Infortunés de  
 Sibérie. 
 Je cherchai par-tout dans les environs de Cazan la fameufe plante  
 nommée Borametz, dont parle M.  l’Abbé  Lambert dans  fon  Hif-  
 toire Civile & Naturelle. Suivant M. l’Abbé Lambert, cette  plante  
 reiTemble  à  un  agneau,  elle  en  a  toutes  les  parties  avec  une  toi-  
 fon  délicate,  dont  les  femmes  fe  fervent pour  couvrir  leur  tête.  
 Elle  a quelque  peu de  fang &  de chair  :  elle  n’a  point  de  cornes,  
 mais des bouquets de laine en  façon de cornes  :  elle  vit  &  fe nourrit  
 tant qu’elle  a  de  l’herbe verte  autour  d’elle ; mais  ce  zoopbyte  
 ou  plante  animale  périt  auifi-tôt  que  l’herbe  voifinç  vient  à  fç  
 fécher. 
 O n  ne  doit  pas croire  que M.  l’Abbé  Lambert  ait  donné  ces  
 faits extravagants pour des vérités qu’il croy oit ; il  ne lés a fans doute  
 rapportés que pour mettre  les Voyageurs dans le cas  d’examiner ce  
 qui a pu  être  la  fource de cette  fable  ridicule. Malgré  mes  foins je  
 ne pus jamais me  procurer  cette  plante  inconnue  à Cazan,  On la  
 voit au Jardin du Roi ; & quelques Auteurs la placenf dans la clalfe  
 desmouifes  , mais elle n’a aucun rapport avec la fable rapportée paf  
 M.  Lambert. 
 Je partis de Cazan à quatre heures du foir,  & j’arrivai fur  le bord  
 du Volga à  fept heures dix-huit minutes. C e fleuve me  parut avoir  
 dans cet endroit deux  cents  toifes  de  largeur environ  ;  on me  die  
 qu’il en avoit dix de profondeur, ou foixante  pieds. Le temps étoit  
 calme ;  les  eaux de ce fleuve,  l’un des plus beaux de l’Europe ,  n’é-  
 toient pas agitées  :  je le  paiTai dans  un batteau  que  fix  rameurs  fai-  
 foient aller,  j’employai  dix- fept  minutes  pour  le  traverfer.  O n   
 m avoit affiné  à Tobolsk  &  à  Cazan qu’on y trouvoit quantité  de  
 Pirates,  & qu’on s’amufoit  même à  les chaiTer au  fufil  comme  des  
 canards ; mais je  n’y  ai jamais  vu de ces Pirates,  quoique j’aye parcouru  
 fes bords l’efpace de cent lieues.  J'arrivai le  8  du même mois  
 à Kufmodemianks, après avoir traverfé  le  pays  de nouveaux  Peuples, 
  les Schuwafchi. Ils différent peu des Ruffes dans leurs habillements: 
  ils font Chrétiens, mais auffi peu  inftruits que les Wotiakes;  
 auffi ont-ils  confervé de même toutes leurs  fuperftitions. 
 Je reprisa Kufmodemianks  la route que  j’avois  fijivie  pour aller  
 à Tobolsk  : à mefure  que j’approchois de S.  Pétersbourg, fitué plus  
 au Nord, le froid fe faifoit fentir de jour en jour plus vivement,&  
 m’oppofoit  les plus grands obftaeles pour'voyager  avec  des voitures  
 à  roues : quelques rivieres étoient déjà gelées ; j’arrivai enfin à Saint-  
 Pétersbourg le premier Novembre 1761  : je paifai l’Hiver dans cette  
 Capitale  auprès  de M, le Baron de Breteuil,  qui  m’y  combla  de  
 nouveaux bienfaits.  Je m’embarquai au Printemps, dès que  là mer  
 fut libre, pour revenir en France, où j’arrivai au mois d’Août 1 761 ,   
 près  de deux ans après en  être parti. 
 Fin  de  la  premiere  Panie  du  Tome  premier.