Je partis dans la femaine de Maslinitfa : elle précédé le grand
Carême ; les RuiTes fe mettent alors rarement en route, à caufe de
la débauche du Peuple : il ne celle d’être ivre pendant ce temps, &
le livre a toutes fortes d’excès. La crainte de manquer mon obferç
vation ne me permit pas de fuivre les confeils qu’on me donna, de
retarder mon voyage, & je n’éprouvai aucun événement fâcheux
de la part des Ruffes.
Je voyageai toute la nuit fans fortir de mon traîneau, & ne
dormis que le i x dans la matinée. J’arrivai le même jour vers midi
a Tschoudoiwa. Quoiqu’enfermé dans mon traîneau, & couvert
de pelilfes, j’y avois éprouvé un très grand froid ; j’en fortis pour
entrer dans un poêle ; mais quel fut mon étonnement, de voir de
petits enfants nuds qui jouoient fur la neige par ce froid rigoureux,
tandis que d’autres plus âgés s’amufoient à en promener quatre ou
cinq dans un traîneau ! Ces enfants s’accoutument ainli dès leur naifi-
fance au froid , dont ils ne font jamais incommodés, quoiqu’ils
éprouvent à chaque inftant l’alternative du froid <k du chaud en
rentrant dans leurs poêles.
Je fis apporter dans le poêle ce qui m’étoit nécelfaire pour dîner
traîneau, une eipece de coffre femblable à ceux des cabriolets ; ou plutôt le traîneau
dans cet état forme la caiffe d’une voiture connue fous le nom de dormeufe : elle eft
couverte de toutes parts avec du cuir , & le plus fouvent avec des ragoches (1). Ce
traîneau ainfi conftruit, eft de la plus grande légéreté : on en peut voir la figure dans la
Planché i ere. Pour rendre le traîneau plus folide, on fixe obliquement fur les côtés
deux traverfes, qu’on attache enfemble derrière le coffre : on fe met à fabri des injures
de l’a ir , en attachant une ragoche fur le bord de l’impériale ; on l’abat fur le devant du
traîneau, ou on la releve à volonté : on en place une fécondé fur les pieds, pour empêcher
en même-temps que la neige ne tombe dans le traîneau. Le plus commode de
tous les traîneaux eft celui qui eft placé au milieu de la Planche : c’eft une caiffe très
légère , qui a iix pieds de long fur trois de large, & quatre ou cinq pieds de haut, avec
une porte & une fenêtre de chaque côté ; on s’y procure les mêmes commodités que
dans une voiture ordinaire.
(j) Les ragoches font des nattes formées avec des filaments d’écorces d’arbres.
je trouvai plüfieurs de mes flacons vuides, & une partie des autres
provifions avoient difparu. Ayant voulu m’informer des circonftan-
ces de cet événement, l ’un de mes Conduéteurs me répondit qu’ils
en étoient les auteurs ; que quant au vin' ils le préféraient à l’eau-
de-vie, & qu’ils vouloient en boire. C e début, & le ton décifif
avec lequel on me tint ce langage , me furprirent d’autant plus que
je n’avois rien négligé pour captiver & m’attacher tous ces gens.
L ’idée de voyager feul avec desperfonnes que je ne connoilfois que
depuis deux jours, & qui tenoient une pareille conduite, ne me
permit pas d’apporter la plus petite réflexion à celle que je devois
tenir r ma réponfe fut telle que M. le harangueur fut auifi prompt à
fauter de plein gré l’efcalier, que je l’avois été à lui répondre. Je fus
cependant très aife quelques moments après de fa légéreté, & ne
me repentis pas de ma vivacité : trop de prudence aurait eu pour
moi dans cette circonftance les- fuites les plus fàcheufes. Les RuiTes
de cette clalTe ne connoiffent d’autre fubordination que celle des
vils Efclaves : ils ne reconnoiifent un maître qu’aux durs traitements
qu’ils en éprouvent.
J’arrivai le 13 à Gorodnia , hameau fitué entre Tw er & Klin :
à peine fus-je forüi de mon traîneau, que l’Horloger m’en demanda
un pour lui feul ; il fe plaignoit qu’il étoit trop gêné dans celui où
il étoit avec mon Interprète : outre que cet arrangement produifoit
une augmentation de dépenfe abfolument mutile, la difficulté d’avoir
des chevaux fuffifoit pour me déterminer à luirefufer cette demande.
Cette fantaifie d’un fécond traîneau étoit d’autant plus mal fondée,
que fi le traînage eft agréable au commencement de l’hiver, cette
façon de voyager eft des plus incommodes vers la fin de cette faifon ,
fur-tout fi on eft feul dans un traîneau : les routes font dans ce temps
toutes coupées par des folfés parallèles, éloignés de fix à fept toifes ,
& Ion trouve fouvent des creux de plufieurs pieds de profondeur,
dans lefquels les traîneaux fe précipitent : on éprouve alors des fe