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 dans la débauche des femmes & de l’eau-de-vie ; mais ils ne peuvent  
 pas toujours  fe  procurer cette boiifon.  Si on  ne  les jugeoit que  fur  
 la vie languiffante qu’ils mènent,  on leur fuppoferoit peu d’idées  ;  
 ils  font  cependant fins , rufés,  & plus fripons qu’aucune autre Nation. 
   Ils ont encore une adreife peu commune pour  voler.  Ils n’ont  
 pas  le  courage que  quelques Philofophes  ont attribué aux Peuples  
 du  Nord  ;  les  Payfans  Ruffes  font  au  contraire d’une  lâcheté 8c  
 d’une poltronerie incroyable. 
 Ils  n’ont  aucun  principe de morale  :  ils craignent plus de manquer  
 au jeûne du  Carême  , que d’aflàfliner leur femblable,  fur-tout  
 un Etranger :  ils prétendent 8c croient qu’il n’eft pas du nombre de  
 leurs freres. 
 L ’Efclave  Rulfe  8c  l’Efclave  Polonois  paroiifent  contraires  en  
 tout : le  premier néglige l’Agriculture ;  en général il eft fans moeurs,  
 fin  &  rufé.  L ’Efclave Polonois  au  contraire cultive  les terres avec  
 plaifir  :  il a des moeurs  , &  il eft ftupide. La différence du Gouvernement  
 des  deux Nations  me  paroît fuffifante pour expliquer ces  
 contrariétés, indépendamment des autres caufes qui peuvent y avoir  
 concouru. 
 L ’Efclave  Polonois poffede des terres  en  propre ;  il eft tout fini-  
 pie qu’il  aime  à  les cultiver  :  il peut alors fatisfaire  fes befoins ,  8c  
 jouir des agréments de la vie fans avoir recours au crime. Il eft d’ailleurs  
 commandé par une Nobleffe libre  ,  qui peut dans tous les cas  
 pratiquer impunément la vertu. S’il eft ftupide, c’eft qu’il eft affervi.  
 L ’Efclave Ruffe  n’ayant  pas  un  pouce  de  terrein,  dont il  puiffe  
 difpofer,  l’Agriculture  lui  eft  indifférente  :  il  veut jouir ,  il aime  
 l’eau-de-vie ;  mais il  ne  peut s’en procurer communément que par  
 les vols 8c les forfaits : la crainte de' la punition le rend  fin  8c rufé. 
 L ’efclavage a détruit chez les Ruffes tous les droits de  la Nature :  
 l’homme  êft  en Ruflie une denrée  de  commerce qu’on vend quelquefois  
 à vil prix ;  on  arrache  fouvent  des  enfants des bras de leurs  
 meres,  pour  les  vendre à  des  perfonnes livrées à la débauche. La  
 joie  dont  les autres Peuples, jouiffent en  mettant au monde  le  fruit  
 de  leurs  amours  légitimes,  n’eft  point  faite  pour  les  Ruffes.  Ce  
 fruit eft au contraire une fource d’amertume pour une jeune femme :  
 elle fait que cet enfant peut lui être enlevé au moment qu’il joue fur  
 fes genoux ; elle l’allaite, elle fe donne des  foins pénibles pour  l’éle-  
 ver ;  il  fe développe,  &  le terme où elle pourra en  être privée approche  
 chaque  jour  :  elle  ne  peut  jamais fe flatter qu’elle trouvera  
 dans  cet  enfant  chéri un  foutien,  un ami dans fa vieilleffe.  Si plus  
 avance en  âge  il  eft témoin  des  larmes que  ces affreufes réflexions  
 font verfer  à fa  mere  ,  il lui  en demande  la  raifon  ;  il  lui  prend  
 les joues avec fes deux mains,  il  les  couvre de baifers,  8c  finit  par  
 pleurer avec elle. 
 Les  animaux les plus vils  jouiffent des  plaifirs attachés à la naif-  
 fance de leurs petits : l’homme en Ruflie eft le feul être qui ne puiffe  
 pas  en  goûter  de  femblables.  Cet  aviliffement y  détruit  tous  les  
 principes d’humanité  ,  &  toute  efpece  de  fentiment.  Étant entré ,  
 a mon  retour  de  Tobolsk  à  Saint-Pétersbourg ,  dans une maifon  
 pour m’y loger, j’y trouvai un pere enchaîné à un poteau au milieu de  
 fa famille : aux  cris  qu’il  faifoit,  &   au  peu  d’égards  de fes  enfants  
 pour lu i,  je  jugeai  qu’il  étoit  fou; mais point du  tout. En Ruflie  
 ceux qui font chargés de recruter les Troupes, parcourent les Villages  
 ;  ils  choififfent  les  hommes  propres  pour le Service, ainfi que  
 les Bouchers vont par-tout  ailleurs  dans  les étables pour y marquer  
 les moutons. Son  fils avoit  été  défigné pour  fervir ;  il s’étoit fauvé  
 fans qu’il  s’en  apperçût  :  le  pere étoit prifonnier chez  lui ;  fes enfants  
 en étoient les Géoliers, 8c on attendoit chaque jour fon Jugement. 
   J’éprouvai à ce récit,  8c au tableau que j’avois fous  les yeux,  
 un  frémiffement  d’horreur  ,  qui m’obligea d’aller prendre à  l’inf-  
 tant un logement ailleurs. 
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