dans la plus grande joie d’avoir un François chez lui : il ne connoif-
foit notre nation & nos moeurs que par la tradition de fes ancêtres,
qui ne lui en parloient jamais , difoit-il, fans verfer des larmes ; &
il ne put s’empêcher d’en répandre. Sa feniîbilité me toucha vive-t
ment. 11 me raconta tout ce qu’il avoit fouffert pour parvenir à l’état
médiocre dans lequel il vivoit. Etant entré dans quelques difcuf-
iions fur la révocation de l’Edit de Nantes, il me dit en fureur que
c’étoit le Pere la Chaife qui avoit conduit cette affaire , & que les
Jéfuites perdraient la France. Dans ce temps on les expulfoit de ce
Royaume. Je n’aurois pu lui faire un plus grand plaifir que de l’en
inftruire ; mais ayant quitté ma patrie en 1759, je n’étois point dans
le cas de prévoir cet événement. Ses ancêtres, en lui tranfmettant
leur haine pour les Jéfuites , lui avoient donné quelques connoif-
fances de Géométrie & de Dellin : il faifoit le plan des Mines, &
élevoit la Jeuneilè. J’étois fi fatisfait de ce François, & fi touché de
(a. fituation, que je le quittai avec un grand regret de ne pouvoir
l’emmener. Il vivoit d’ailleurs très content dans là médiocrité
, & les Ruffes le confidéroient beaucoup. Il poffédoit un
petit jardin qu’il cultivoit lui-même ; ce jardin lui fourniffoit toutes
fortes de légumes. Il m’en offrit, en m’affurant que je n’en trouverais
nulle part. J’en acceptai avec d’autant plus de plaifir, que
je n’en avois pas fait ufage tout le temps de mon féjour en Sibérie.
Je reliai encore quelques jours à Ekatérinbourg ; j en partis
le z o , après avoir rempli les différents objets que je m’étois propo-
fés. Je de vois tra verfer une grande chaîne de montagnes; ce qui
exigeoit de nouveaux arrangements. Je fus obligé d’abandonner
mon grand chariot, avec lequel je n’aurois jamais pu monter fur
ces montagnes : j’y fubftituai fept petits chariots qu’on appelle qui-
biks : on ne connoît point d’autres voitures en Rulfie, pour tranf-
porter les équipages. Elles font très petites, & par conféquent on les
charge peu autrement, il ne ferait pas poflïble de voyager dans ce
pays, tant les chemins y font mauvais. C e nouvel arrangement
que je n’avois pas prévu, m’auroit beaucoup retardé à Ekatérinbourg,
fans les bontés de M.le Comte de Voronzof : fon Intendant,
& M. Cléopet, Confeiller des Mines, me procurèrent toutes
les facilités que je délirais. Je voyageai affez commodément le premier
jour ; mais a mefüre que j’avançois dans la chaîne, le chemin
devint plus mauvais : d’ailleurs , j’avois befoin de 14 à l y chevaux,
& je ne trouvois pas par-tout ce nombre.
O n rencontre différents Forts en traverfant ces montagnes.'
Celui de Grobowa eft dans le milieu de la chaîne, & le dernier,
Aftchitzkaia, eft dans la plaine. Ces Forts ne ibnt que des tours
de bois entourées de pajillàdes. Ils ont été eonftruits pour tenir
dans Tobéiffance les Baskirs, que la Ruffie a eu tant de peine à.
fubjuguer. Ils avoient cru jufqu’alors être fous la protection de cette
Puiflànce, & non fes Sujets.
Le pays eft très découvert après la chaîne : je ne trouvai que
de petites collines, femblables à celles qu’on rencontre dans toutes
les plaines. Les bois étoient difperfés par bouquets: je n’y ai vu que
du bois blanc, principalement du bouleau.
J’arrivai le z 3 à la Forge de Souxon ; je m’y arrêtai dans le def-
fein d’y acquérir quelque connoiffance des mines de cuivre des
environs; je iavois qu’elles étoient des plus curieufes. N ’étant
point connu du Directeur, je ne me flattois pas d’y recevoir un.
grand accoeuil, ni d’y jouir de la facilité d’y fatisfaire ma curio-
fité : auifi je fis arrêter les voitures dans une efplanade, fans qu’on
dételât les chevaux. Le Directeur, quoiqu’aifez po li, me permit
difficilement de parcourir les Forges & les différents établiffe-
ments qu’on y avoit faits. Je fus reconnu dans cette Manufac:
ture par un des Ouvriers de M. Dimidof, qui m’avoit vu à Soli,
Tt. i j