Etant en Sibérie dans une Manufacture où j’avois été pour faite
conftruire fous mes yeux certaines chofes dont j’avois befoin
une perfonne que je pris d’abord pour un Payfan Ruffe vint dans
cet endroit : elle avoit une figure blême, une longue barbe dégoûtante
: fon habit étoit en guenilles ; tout annonçoit la plus grande
mifere. Son regard fixé fur moi, & une certaine inquiétude que
j’obfervois fur fa phyfionomie extraordinaire , me furprirent : je
m’approchai de cette perfonne , dans le deffein de meclaircir :
quel fut mon étonnement, de trouver fous cet habit un homme
des plus inftruits ! Il m’entretint en Latin des Sciences, du Gouvernement
, des intérêts des PuiiTanees d’Europe, &c. Je reconnus
aifément qu’il étoit du nombre des malheureux exilés qui vivent
dans ce Pays. Je continuoismon entretien avec lui, lorfque je
vis entrer un Soldat Ruflè, qui pâlit en me voyant avec cet homme.
Connoiflant le Pays, je fis ligne des yeux à l’exilé qu’il y avoit
quelqu’un de fufpeét ; il entendit ce langage, eeffade parler fans fe
retourner, & s’en alla prefqu’auifi-têt. Je n’eus garde de le iuivre ,
malgré l’envie que j’en avois. Je tentai envain quelques jours après
de le rejoindre, en me promenant dans tous les endroits où j’efpé-
rois le trouver : je ne l’ai jamais revu, & j’imagine qu’il aura été enfermé
du-moins pour quelque temps.
L ’exil en Sibftie porte avec foi une forte de réprobation ; il rend
un homme fi malheureux, que quoiqu’il vive aumilieu de fes fem-
blables, tout le monde le fuit ; perfonne n’ofe avoir avec lui aucune
efpece de Üaifon ; mais c’eft moins à caufe du crime qu’on lui fup-
pofe, que par la crainte qu’on a du defpote.
Les exilés les moinsmalheureux font ceux qui ont la permimon
d’entrer en fervice chez les Ruffes ; ils vivent du-moins avec les humains.
J’en ai connu qui étoient très contents de leur fort : ils étoient
chez des Marchands qui avoient des égards pour ces infortunés. Un
de ces exilés m’apporca un jour une petite fiole remplie d’une liqueur
qu il m aifura fouveraine pour toutes les maladies. On fe perfuade
aifement que je l’achetai tout ce qu’il en demanda.
J'ai lu datls les Ouvrages des Voyageurs qui m’ont précédé,
quon occupoit en Sibérie les exilés à la chalfe des animaux qui
foUrniffent aux Ruffes leurs belles pelleteries. Je n’y ai point vu cet
ufage ; mais il ne m’a pas été poflîble de tout voir. Les Ruffes font
d ailleurs fi méfiants en général, que lorfqu’on les interroge, même
fur des chofes indifférentes au Gouvernement, ils répondenc toujours,
Dieu le fa itt & l ’Impératrice.