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genre, que je m’en procurai de la graine , mais elle n a pas reuiïi en
France. . ,
M§r. l’Archevêque me fit prier d’aller à fa campagne fituee aux
environs de la Ville ; il eut la bonté de m’envoyer plufieurs voitures-
pour m’y tranfporter & ceux qui m’accompagnoient. Je trouvai un
Prélat inftruit dans les Sciences, l’Hiftoire & la Littérature : auffi
étoit-il traité avec la plus grande vénération dans toute la Ruifie ;
c’eft le feul Prêtre que j’aie vu dans ces vaftes Etats, qui ne parût pas
étonné qu’on fe tranfportât de Paris à Tobolsk pour y obferver le
paflage de Vénus fur le Soleil.
Je féjournai plufieurs jours à Cazan: j’y fis quelques obfervations
aftronomiques , qui me fervirent à fixer avec exaétitude la pofition
de cette Ville. Elle conferve encore un refte de fon ancienne opulence
, quoique fon commerce foit prefqn’éceint, Les mations, quoiqu’en
bois pour la plupart, y font très bien bâties. Quantité de N o -
bleife y eft réunie , & y vit en fociété. Tout ce qui eft néceffatre
ou utile à la vie y eft très commun , même en gibier , en poiffon
èi en fruits. O n y trouve du pain blanc , aufli peu connu en Sibérie
que les ananas. Le vin feul eft très rare à Cazan, mais ils ont
l’art d’en faire avec différents fruits : il différé peu du naturel
par le goût & la couleur ; mais il .eft très dangereux pour la fanté à
caufe de l’eau-de-vie qui en eft toujours la bafe,
Les moeurs font aufli différentes de celles de la Sibérie que les
climats. Les femmes y font à table , dont elles font les honneurs &
l’agrément : elles font partie de la fociété, ainfi quà Mofçou & à
Saint-Pétersbourg.
Les Tartanes forment une grande partie des Habitants de Cazan;
mais loin d’y être perfécutés, ils y font traites avec les plus grands
égards ; aufli font-ils très attachés à leur Souverain, Ils ont confervé
' l’innocence de leurs moeurs, leur probité, leur bonne foi : ilsjouif-
fenc prefque tous d’une petite fortune. Leurs habillements font
beaucoup
bêaucôup plus riches que ceux des Tartares dont j’ai déjà parlé : celui
des femmes étoit même différent à quelques égards, principalement
par rapport à la coëffure ; je n’y en ai jamais vu en pain de
fuere. Elles ont beaucoup de rapport avec celle des Ruffes, à
cela près que leurs cheveux font entrelacés de pierres précreufes &
de perles. Ils en font des ornements fur les manches dé leurs habillements
; d’autres font attachés à leur cou, & pendent fur leur poitrine
»
Cette Ville eft très étendue & bien peuplée. M. de Scliouvalof,
l’un des plus grands Protecteurs des Lettres en Ruflie , avoit déterminé
l’Impératrice Elifabeth à y établir un Gymnafe ou Collège
poury élever la Jeuneffe. M . Wéroikin, Rude , en étoit le Directeur
: il avoit fous lui huit Profeflèurs, deux pour la Langue Fran-
çoife,, deux pour la Langue Allemande, deux pour le Latin , un-pouf
le Ruffe , & unMakre en fait d’armes , qui apprenoit aufli à danfer.
Les appointements de ces Profeflèurs étoient de cent cinquante
roubles, ou de fept cents cinquante livres, argent de France. Malgré
des appointements fi modiques, les exercices-de tout genre fe fai-
foient avec les plus grands fuccès, par lesfoins-& le zèle de M.Vérof-
kin. Il était très inftruit, & il réuniffoit à ces connoiflànces le grand
art de favoir conduire les hommes qui lui étoient fubordonnés, 8i
íes Eleves- qu’il devoir former : homme rare & fait pour la place
qu’il occupoit : il ne l’a cependant pas confervée long-temps pour
le malheur de cette Ecole naiflanfe. Son mérite diftinguélui avoit
fait des-ennemis-de tous ceux qui eouroientlamême carrière» L ’en-
vie & la j-aloufie le pourfu-ivoient par-tout. O n ne eeflôit de le tourmenter
, quoiqu’à quatre cents lieues de la Capitale : les cOups qu’on
lui portoit étoient d’autant plus sûrs , qu’oeeupé dans Cazan- à
fe rendre utile à fa Patrie, il ignorait d’où ils partaient f ou il-
îï’étoit pas- à portée de les parer. Dans les Pays les plus éclairés ,
l’envie & la jaloufie font les fléaux les plus funeftes aux hommes
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