Lorsque Buffon, il y a plus de soixante ans, conçut
le projet d’écrire l’histoire de la Nature, il se plaça au-
dessus du globe, à un point si élevé, que toutes les
petites différences des êtres disparurent pour lui; il
n’apperçut que des grouppes; il ne fut frappé que par
de grandes masses; l’espace même sur lequel'il domi-
noit, perdit, par la distance, de son immensité.
D’un autre côté, son génie lui fit franchir les siècles.
Sa vue s’étendit dans le passé; elle perça dans l’avenir.
Les âges se rassemblèrent devant lui ; le temps s’agrandit
à ses jeux à mesure que l’espace se rétrécis-
soit; et le sentiment de l’immortalité lui fit oublier les
bornes de sa vie.
Il crut donc devoir tout embrasser dans son vaste
plan. Il se souvint que le naturaliste de Rome avoit
écrit Y Histoire du monde ; que celui de la Grèce avoit
donné celle des animaux : il compara ses forces à celles
d’Aristote et de Pline, son siècle à ceux d’Alexandre et
de Trajan, la nation françoise à la nation grecque et à
la romaine; et il voulut être l’historien de la Nature entière.
Au moment de cette conception hardie, il ne.se
souvint pas que du temps des Grecs et des Romains
le monde connu n’éfoit en quelque sorte que cette petite
partie de l’ancien continent dont les eaux coulent
vers la Méditerranée, et que cette petite mer intérieure
étoit pour eux l’Océan.
En méditant sa sublime entreprise, il résolut donc de
soumettre à son examen les trois règnes de la Nature,
et, rejetant toute limite, d’interroger sur chacun d’eux
le passé, le présent, et l’avenir.
Cependant les années s’écoulèrent. Il avoit déjà présenté,
dans de magnifiques tableaux, les nobles résultats
de ses travaux assidus sur la structure de la terre,
l’ouvrage de la mer, l’origine des planètes, les premiers
temps du monde. Aidé par les savantes recherches de
l’un de ces pères de la science, dont la mémoire sera
toujours vénérée, éclairé par les avis de 1 illustre Dau-
benton, il avoit gravé sur le bronze l’image de l’homme
et des quadrupèdes. Il peignoit les oiseaux, lorsque,
descendant chaque jour davantage des hauts points de
vue qu’il avoit d’abord choisis, découvrant des dissemblances
que l’éloignement lui avoit dérobées, rec.on-
noissant des intervalles où tout lui avoit paru ne former
qu’un ensemble, appercevant des milliers de nuances,
de dégradations, et de manières d’être, où il n’avoit
entrevu que de l’uniformité, et contraint de compter
des mjriades d’objets, au lieu d’un nombre très-limité
de grouppes principaux , il fut frappé de lenorme disproportion
qu’il trouva entre l^nfinité des sujets de ses
méditations, et le peu de jours qui lui étoient réserves.
Les Bougainville, les Cook, abordoient les parties
encore inconnues de la terre; d’habiles naturalistes,
parcourant les continens et Jes isles, lui adressoient de
toutes parts de nouveaux dénombremens des productions
de la Nature : tout se multiplioit autour de lui,
excepté le temps. Il voulût hâter ses pas, et, se débar