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182 VOYAGE
gnal annonçant qu’elle avait quatorze malades alités
et quinze autres non encore alités ; puis à ma question
quel est le mal régnant? on répondit le scorbut.
A ce mot fatal, je restai attéré : ce mal affreux, tant
redouté des anciens navigateurs, que je ne connaissais
pourtant que de nom après deux campagnes autour
du monde, venait donc sévir sur nos équipages,
et celui de la Zélée en était surtout la victime.
Sans doute la longue privation des vivres frais, les
fatigues et par-dessus tout la perpétuelle humidité qui
règne dans les parages que nous venions de parcourir,
avait dû contribuer puissamment à l’invasion du scorbut;
mais il fallait encore que la vue et le souvenir
des dangers qu’ils avaient courus eussent agi d’une
manière funeste sur le moral et par contre-coup sur
le physique de nos hommes. Car onze ans auparavant,
dans notre longue et cruelle traversée de Ténériffe
aux rives de l’Australie, au fort de l’hiver, l’équipage
ax^ait également subi, durant plus de trois mois, des
assauts plus rudes encore de la part des éléments
réunis; le scorbut n ’avait point paru, et je n ’hésite
pas cependant à déclarer que l’équipage de Y Astrolabe,
en 1837, était bien préférable à celui de cette même
corvette en 1826.
Indépendamment de la douleur que je devais éprouver
en voyant nos matelots à la merci d’un mal aussi
cruel, contre lequel toutes les ressources de l’art devenaient
presque impuissantes, j’étais en outre tourmenté
par de vives inquiétudes pour l’avenir ; j ’avais
lieu de craindre que les progrès du mal, avant de poiivoir
atteindre la te rre , ne me forçassent de renoncer
à la suite du voyage, ou tout au moins de renvoyer la
Zélée en F rance, ce qui m’eût privé d’un moyen
puissant de succès. Ainsi notre campagne se serait
bornée à la tentative dans les glaces, et il eût fallu
renoncer à mes recherches dans l’Océanie, but véritable
de mes désirs et de mes projets. Il n ’est donné
qu’à ceux qui se sont trouvés dans ma position de
bien apprécier les soucis qui me dévoraient.
Je sentais combien il m’était important de gagner
au plus vite un point de relâche où nos malades pourraient
trouver les secours et surtout les rafraîchissements
qui devaient seuls les sauver ; à cet égard mon
parti était pris et c’était à Talcahuano où je voulais les
conduire ; car je savais par expérience combien cette
relâche était sûre et tranquille pour les navires, surtout
combien les vivres y étaient abondants et à un prix modéré.
Malheureusement, l’état désastreux de XuZélée ne
me permettait point de forcer de voiles, et je devais au
contraire employer toutes les précautions imaginables
pour éviter une séparation qui eut pu lui etre funeste.
Au re ste , je cachai soigneusement à nos matelots
la triste nouvelle que je venais d’apprendre ; déjà à
ma recommandation le mot scorbut n ’avait pas été
prononcé par les médecins, et nos malades ignoraient
encore la vraie nature de leur mal ; je ne doute pas
que cette ignorance n ’ait eu d’heureux effets en prolongeant
leur sécurité.
Dans l’après-midi, le vent demeura encore con-
iraire , mais le temps fut magnifique el nous eûmes
!838.
Mars.
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