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1838.
Janvier.
48 VOYAGE
A cette rencontre inattendue, je fus d’abord altéré,
j ’y lus tout de suite le renversement de toutes mes
espérances, l’incertitude des récits de Weddell et le
tableau redoutable des fatigues et des dangers que
nous allions être forcés de braver pour établir jusqu’à
l’évidence l’impossibilité de pénétrer aussi loin qu’on
eût pu s’y attendre.
Mais le premier moment passé, et ce fut 1 affaire
d’une ou deux minutes, je ne songeai plus qu’à la direction
que j’avais à prendre. Je n’avais aucune
chance de succès à espérer d’une tentative par 1 ouest,
puisque je ne me trouvais guère qu’à cinquante lieues
de la route de Bransfield, arrêté par les champs de
glace solide au 65” degré. Ma seule ressource était
donc de suivre l’accore des glaces en poussant à l’est,
afin d’explorer les divers points où Weddell avait dû
passer, et vérifier si nous ne trouverions pas quelque
part un canal praticable.
Je fis donc sur-le-champ revenir jusqu’au nord, afin
d’essayer de doubler une longue pointe qui s’étendait
directement de ce côté. La brise tomba, et nous filâmes
à peine un noeud, durant quatre ou cinq heures.
Aussi eûmes-nous le temps de contempler tout à notre
aise le merveilleux spectacle que nous avions sous les
yeux. Sévère et grandiose au-dela de toute expiession,
tout en élevant l’imagination, il remplit le coeur d’un
sentiment d’épouvante involontaire ; nulle part
de glaces compactes et immobiles ; nulle expression n’existe pour
rendre cette idée et il m’a paru inutile d’en créer une nouvelle.
l’homme n ’éprouve plus vivement la conviction de son
impuissance... C’est un monde nouveau dont l’image
se déploie à ses regards, mais iin monde inerte, lugubre
et silencieux, où tout le menace de l’anéantissement
de ses facultés. Là, s’il avait le malheur de
rester abandonné à lui-même, nulle ressource, nulle
consolation, nulle étincelle d’espérance ne pourraient
adoucir ses derniers moments. Cette idée rappelle involontairement
la fameuse inscription de la porte de
l’enfer du Dante :
Lasciate ogni speranza, voi cli’ entrate.
Bien qu’il soit impossible de donner la description
de cet étrange tableau à ceux qui ne Font point contemplé,
essayons pourtant d’en retracer quelques traits.
Jusqu’aux bornes de l’horizon, à l’est comme à Fouesî,
s’étendait une plaine immense de blocs de glace, de
tonies les formes, entassés et confusément enchevêtrés
les uns dans les autres, à peu près comme on les
observe sur la surface d’un grand fleuve, quand arrive
le moment de la débâcle. Leur hauteur moyenne ne
dépassait guères quatre ou cinq mètres, mais sur cette
plaine glacée surgissaient çà et la des blocs bien plus
considérables, dont quelques-uns atteignaient trente
et quarante mètres d’élévation , el de dimensions
proportionnées. Ceux-là semblaient être les grands
édifices d’une ville de marbre blanc ou d’albâtre.
Les bords de la banquise sont ordinairement bien
dessinés, et taillés à pic comme une muraille, mais
quelquefois iis sont brisés, morcelés, et forment de
petits canaux peu profonds ou de petites criques oii
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Î838.
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