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1838.
-Février.
92 VOYAGE
gaieté dignes des plus grands éloges. Pour eux, tout
cela ne semblait qu’un jeu , et l’on ne se serait jamais
douté que c’étaient les derniers efforts d’un équipage
travaillant pour arracher son navire à une perte imminente.
La Zélée avait imité notre exemple, elle avait accosté
la bande compacte à 400 mètres environ sur
notre gauche, et s’avançait parallèlement à nous d’un
pas à peu près égal. En voyant nos deux navires
opérer ainsi, on eût dit deux écrevisses laissées à sec
par la mer sur une plage couverte de cailloux, et travaillant
à les écarter de leur route pour regagner la
pleine mer, leur élément naturel.
Mais voilà que des phoques se montrent sur la glace
près de nous, et tous veulent courir sus. On eut
beaucoup de peine à retenir le monde à la besogne. Je
permis à la fin à cinq ou six hommes, avec des officiers
à leur tête, d’aller assommer quelques-uns de ces
animaux pour l’histoire naturelle, en leur recommandant
instamment de ne pas s’éloigner de la corvette.
Mais tous s’animèrent tellement dans cette
lu tte , que malgré mes avis et mes ordres ils laissèrent
filer la corvette, et il fallut envoyer le petit boat poulies
reprendre, au risque de perdre cette embarcation
qui aurait eu bien de la peine à se tirer d’affaire au
travers des glaces. De ce moment je défendis sévèrement,
à qui que ce fû t, de s’éloigner du navire, sinon
pour le travail du halage.
Dans ce moment même la Zélée m’offrait un spectacle
qui menaçait d’avoir les plus fâcheuses issues et
que je voulais éviter à tout prix. Deux heures auparavant,
le capitaine Jacquinot avait cédé aux instances
qui lui avaient été adressées pour aller chercher quelques
phoques dans l’intérêt de l’histoire naturelle. Le
petit boat, monté par cinq maîtres et matelots, avait
embarqué cinq phoques, puis s’était facilement débrouillé
au milieu des glaces flottantes. Mais pendant
ce temps la Zélée était entrée dans la banquise, et le
boat ne pouvait plus y naviguer. Sans doute les
hommes qui le montaient eussent facilement pu rejoindre
leur navire à pied sur les glaces, mais ils ne
voulurent point abandonner leur canot, pas même
leurs phoques. Ils se mirent donc à le porter sur la
glace et ils durent faire près de six à huit cents mètres
ainsi; manoeuvre pénible au-delà de tout ce qu on peut
imaginer, attendu les formes âpres, raboteuses et
tranchantes de plusieurs des glaces qu’ds avaient à
franchir. Enfin, an bout de trois heures, ils rejoignirent
leur bord, exténués de fatigue et les mains tout
en sang. Jusqu’à ce moment, je fus sur des charbons
ardents et maudis cent fois la complaisance de M. Jacquinot.
Si, comme chacun l’appelait de tous ses voeux,
une brise fraîche du nord nous fût venue, mettant
toutes voiles dehors, je franchissais lestement notre
barrière pour rallier la pleine mer, c’étaient alors
cinq hommes livrés à la plus affreuse des moi ts !...
Mais le bon vent ne vint point, au contraire le calme
eut lieu, et à midi, au moment où nous n ’avions plus
que 3 ou 400 mètres à franchir, la brise s’établit an
N . N. 0 . De ce moment nous gagnions à peine quel