Je me suis efforcé en outre de constater depuis combien de
siècles ou de milliers d’années chaque espèce a été cultivée et
comment la culture s’en est répandue- dans différentes directions,
à des époques successives.
Pour quelques plantes cultivées depuis plus de deux mille ans,
et même pour d’autres, il arrive qu’on ne connaît pas aujourd’hui
l ’état spontané, c’est-à-dire sauvage, ou bien que cette
condition n’est pas assez démontrée. Les questions de ce genre
sont délicates. Elles exigent — comme la distinction des espèces
— beaucoup de recherches dans les livres et les herbiers.
J ’ai même été obligé de recourir à l ’obligeance de quelques
voyageurs ou botanistes dispersés dans toutes les parties
du^monde, pour obtenir des renseignements nouveaux. Je les
donnerai à l ’occasion de chaque espèce, avec l ’expression de
ma sincère reconnaissance.
Malgré ces documents et en dépit de toutes mes recherches,
il existe encore plusieurs espèces qu’on ne connaît pas à l ’état
spontané. Lorsqu’elles sont sorties de régions peu ou point
explorées par les botanistes, ou quand elles appartiennent à
des catégories de plantes mal étudiées jusqu’à présent, on
peut espérer qu’un jour l’état indigène sera découvert et suffisamment
constaté. Mais cette espérance n’est pas fondée quand
il s’agit d’espèces et de pays bien connus. On est conduit alors
à deux hypothèses : ou ces plantes ont changé de forme dans
la nature comme dans la culture, depuis l ’époque historique,
de telle manière qu’on ne les reconnaît plus pour appartenir à
la même espèce; — ou ce sont des espèces éteintes. La lentille,
le Pois chiche n’existent probablement plus dans la nature,
et d’autres espèces, comme le Froment, le Maïs, la Fève, le
Carthame, trouvées sauvages très rarement, paraissent en voie
d’extinction. Le nombre des plantes cultivées dont je me suis
occupé étant de 249, le chiffre de trois, quatre ou cinq espèces
éteintes ou près de s’éteindre serait une proportion considérable,
répondant à un millier d’espèces pour l ’ensemble des
végétaux phanérogames. Cette déperdition de formes aurait
eu lieu pendant la courte période de quelques centaines de
siècles, sur des continents où elles pouvaient cependant se
répandre et au milieu de circonstances qu’on a l ’habitude de
considérer comme stables. On voit ici de quelle manière l ’histoire
des plantes cultivées se rattache aux questions les plus
importantes de l’histoire générale des êtres organisés.
Genève, septembre 1882.
PREMIÈRE PARTIE
HiOTIOXS PRÉLIMIINAIRES E T MÉTHODES EM PLO YÉ ES
CHAPITRE PREMIER
A.
ORIGINE
DES PLANTES CULTIVÉES
DE QUELLE MANIÈRE ET A QUELLES ÉPOQUES LA CULTURE
A COMMENCÉ DANS DIVERS PAYS
Les traditions des anciens peuples, embellies par les poètes,
ont attribué communément les premiers pas dans la voie de
l’agriculture et l ’introduction de plantes utiles à quelque divinité
ou tout au moins à quelque grand empereur ou Inca. On trouve
en réfléchissant que ce n’est guère probable, et l ’observation
des essais d’agriculture chez les sauvages de notre époque montre
que les faits se passent tout autrement.
En général, dans les progrès qui amènent la civilisation, les
commencements sont faibles, obscurs et limités. Il y a des
motifs pour que cela soit ainsi dans les débuts agricoles ou
horticoles. Entre l ’usage de récolter des fruits, des graines ou
des racines dans la campagne et celui de cultiver régulièrement
les végétaux qui donnent ces produits, il y a plusieurs
degrés. Une famille peut jeter des graines autour de sa demeure
et l ’année suivante se pourvoir du même produit dans la forêt.
Certains arbres fruitiers peuvent exister autour d ’une habitation
sans que l ’on sache s ’ils ont été plantés ou si la hutte a été
construite à côté d’eux pour en profiter. Les guerres et la
chasse interrompent souvent les essais de culture. Les rivalités et
les défiances font que d’une trihu à l’autre l ’imitation marche
lentement. Si quelque grand personnage ordonne de cultiver
une plante et institue quelque cérémonie pour en montrer
l ’utilité, c’est probablement que des hommes obscurs et in-
De Candolle. 1