Talxiii.
Toute la matinée s’était passée sans que les pirogues
dont la rade était sillonnée la veille se fussent montrées ;
on les aurait vainement attendues. Le mardi est, en effet,
nn jour consacré au service des chefs. Tous les kanakas
( c’est ainsi qu’on désigne les individus appartenant à la
classe du peuple), sont obligés de quitter ce jour-là
leurs propres affaires pour s’occuper exclusivement des
travaux que le chef veut leur imposer. Kapio-Lani usant
de son droit, les avait employés le matin à arracher un
champ de patates qu’elle se proposait de vendre chèrement
à la Bonite. On sait par toutes les relations des
voyageurs quel est l’état de servitude de cette population
qui ne possède rien en propre, qui travaille pour la
classe privilégiée à laquelle appartiennent les chefs et
tous ceux qui remplissaient autrefois les fonctions de
prêtres et de devins. Cette sujétion n’a point cessé par
l’introduction d’une religion nouvelle. Ce n’est point de
1 affranchissement du peuple que les missionnaires se
sont occupés; leur but avant tout était de fonder et
d’établir solidement leur influence. Ils y ont réussi en
exploitant à leur profit l’intérêt des chefs, par lesquels
ils dominent le peuple. Le tabou, cette arme si puissante
autrefois entre les mains des prêtres et des rois, ne fut
jamais réellement aboli. Tombée de leurs mains, l’arme
a été recueillie par les missionnaires qui s’en servent babilement
dans l’intérêt de leur oeuvre, mais qui se gardent
bien de compromettre la puissance morale qu’elle
leur assure en heurtant l’autorité dont ils la tiennent, ou
même en négligeant d’en faire usage au profit des chefs
sous le nom desquels ils régnent de fait sur le pays.
Ainsi la mer est tabou (ou interdite) le mardi aux kanakas.
Mais si les missionnaires se font de cette manière les
auxiliaires de l’autorité indigène, ils ne manquent pas
d’employer les mêmes moyens pour étendre leur propagande
et hâter la transformation apparente de ce peuple,
qui, en adoptant leurs lois et leurs innovations, se
dispose tout doucement à les considérer comme ses véritables
maîtres. Le tabou est la garantie de Fobserva-
tion des préceptes de la religion nouvelle, et cette garantie
doit être d’autant plus efficace qu’il y a toujours une
sanction pénale au bout de chaque interdiction. C’est de
cette manière qu’on est arrivé en si peu de temps à changer
la physionomie extérieure du peuple des Sandwich.
Comment les missionnaires se sont servis du tabou poiu- moraliser la population.
Autrefois, quand paraissait un navire dans les eaux
qui baignent ces îles, la première chose qui frappait les
nouveaux arrivants était la multitude de femmes qui venaient
l’assaillir, soit en pirogues, soit à la nage, et qui
se disputaient les libéralités des étrangers, en faisant près
d’eux assaut de grâces et de séductions.