le plus riche des datous et entendant parfaitement le commerce
qu’il exerce presque en monopolisant les produits de i ’île. Sa
fortune lui permet d’accaparer toutes les perles et les tripangs
que pêchent les naturels, et il force à composition les navires
européens qui viennent les lui acheter. Ce système, nuisible
aux autres, ne laisse pas que d’augmenter considérablement
sa fortune et prouve son entente .du métier . 11 s’est cependant
laissé prendre dernièrement à une ruse assez grossière ; elle
nous fut racontée par lui-même. Il avait vendu au bâtiment
français le Louis~Philippe des lingots d’or au milieu desquels
était une bonne quantité de cuivre, et avait eu en échange des
gourdes dont il ne soupçonnait nullement le titre ; enchanté de la
ruse, il n’eut rien de plus pressé que de la conter à un des capitaines
espagnols que nous trouvâmes au mouillage, ajoutant,
pour se moquer du capitaine français qui venait de partir :
« Ces Français ne connaissent pas l’or de Solo. » « Voyons un
peu, dit l’Espagnol, les gourdes que tu as eues en payement » Il
les lui montra, et l’on peut juger de la stupéfaction du fripon de
Tahel en voyant qu’il avait eu affaire à aussi fin que lui; les
gourdes que lui avait données le capitaine français étaient un alliage
d’argent et de zinc , cette dernière matière y entrant presque
en totalité; il ne s’en fâcha cependant pas et se contenta
de dire : « Ce Français est un fripon, et j’avoue que pour
tromper un homme aussi défiant que Tahel il fallait savoir
s’y prendre et n’en être pas à son tour d’adresse. » Tahel nous
donna sur le pays autant de renseignements que le peu de
temps que nous restâmes avec lui nous permit d’en recueillir.
Le sultan, chef de l’archipel de Solo et d’une partie de Bornéo,
est loin d’être aussi puissant que l’on serait porté à le croire.
Il ne peut rien faire, rien décider d’important sans prendre
l’avis des quinze datous, chefs des divers districts, dont
plusieurs sont beaucoup plus riches et plus puissants que le
sultan lui-même, et qui souvent lui imposent leur volonté.
L’homme le plus puissant de fait est le datou de la montagne,
frère dû sultan et ayant sous ses ordres un grand nombre
d’hommes armés plus à craindre que les habitants des côtes.
Tahel nous a assuré que plusieurs tribus de la montagne étaient
anthropophages, et que leurs incursions sur les côtes étaient plus
à redouter pour les gens de la ville que les attaques des étrangers.
Il est rare qu’il se passe un jour sans que quelques-uns de
ces farouches montagnards essayent son criss ou sa lance sur
quelque membre d’un autre district de Solo, et cela en pleine
rue, sans qu’on puisse intervenir pour les châtier. Les datous
étant tous du sang royal t, les dignités de sultan et de datou sont
héréditaires ; et dans le cas où un sultan mourrait sans enfant
mâle, ce sont les datous qui sont appelés à lui succéder dans un
ordre reconnu de temps immémorial. Solo , d’après Tahel, ne
fait pas d’armement de pirate, les datous préférant aux risques
dé pareillés spéculations profiter des courses , des autres îles en
achetant les esclaves pris par les pirates et toutes les marchandises
que ceux-ci y apportent après chaque croisière. Avant
notre arrivée, cinq de ces écumeurs de mer se trouvaient au
mouillage ; quatre d’entre eu x , saisis d’une terreur panique à
notre vue, levèrent l’ancre et se sauvèrent. Le cinquième, plus
hardi, resta tranquillement dans le port, jugeant bien que nous
n’étions en droit de lui rien dire, ne l’ayant pas pris sur le fait.
Dans la nuit du 22, nous vîmes arriver à bord un misérable
Malais de Bouton,,enlevé sur là côte de cette île par les pirates ;
fort heureusement pour lui, dégoûté des mauvais traitements
qu’on lui faisait subir à bord du pirate, il avait résolu, dès qu’il
nous avait vus, de profiter de cette chance favorable pour sortir
de l’esclavage. S’embarquant sans bruit dans la première pirogue
qu’il avait trouvée sous sa main, il avait fait route sur notre:
navire qu’il escalada malgré la crainte de recevoir un coup de
fusil. Dès qu’il se vit le long du bord, il donna un coup de pied
à la pirogue qu’il laissa aller en dérive et sauta sur le pont,