voyons avec étonnement l'accastillage de l’arrière s’élever à plus
de 10 pieds au-dessus de nos têtes. Cette partie du navire est
spécialement destinée aux logements du capitaine, des pilotes et
des passagers, dont les cabines, véritables cages en bambou, s’élèvent
confusément des deux côtés de la jonque; le milieu est
barré par un très-fort guindeau, destiné à monter le gouvernail
et à hisser la voile de l’arrière. Tout cet espace est occupé par les
appareils compliqués dont on se sert pour manoeuvrer le gouvernail
dont le safran n’a pas moins de 6 p. de largeur. On tra-
vaüle en ce moment à mettre en place cette lourde machine,
dont la mèche, inclinée à 45°, glisse lentement dans une coche
faite sur l’arrière de la barre d’hourdi où elle sera maintenue
par une forte cravate en rotin; plusieurs cordages de même
matière servent à accoster le gouvernail contre l’étambot » lorsque
l’appareil enroulé sur le guindeau l’aura laissé glisser à une
profondeur convenable ; enfin, le voilà établi dans un logement
prismatique, dont les faces latérales limitent xson obliquité, et
ne laissent exposée à l’action de l’eau qu’une petite partie de la
surface du safran.
Après avoir grimpé sur les toits flexibles des cabines, et les
ballots entassés ou suspendus au-dessus, nous arrivons à une
plate-forme très-élevée qui sert à relier les murailles avec le tableau;
au milieu est une large échancrure correspondante à
l’encastrement du gouvernail, dont la mèche remonte jusqu’à
cette hauteur lorsqu’on le soulève pour le faire basculer sur la
barre d’hourdi ; à droite et à gauche de cette plate-forme
sont de très-petites cases destinées sans doute aux pilotes q u i,
de cette position élevée, dominent le pont delà jonque de 12
à 15 pieds. Derrière , se trouve adossée au tableau une niche
dont les boiseries bizarrement peintes et les autres décorations
semblent annoncer la place du dieu que les Chinois emportent
toujours avec eux dans leur navigation. Mais il paraît que ce
dieu n’embarque qu’au dernier moment, car sa niche est encore
inoccupée. Nous avons voiilu descendre de cette espèce de
château aérien pour visiter les autres parties de la jonque ; mais
le pont est tellement encombré par les câbles et le jeu des énormes
guindeaux , que ce n’est qu’à grande peine que nous pouvons
gagner l’avant qui est entièrement ouvert au-dessus de la
barre qui réunit les deux branches du coltis. C’est sur cette
barre qüe reposent deux fortes ancres de bois assez bien travaillées.
A quatre ou cinq pieds au-dessus de cette barre se
trouve un quatrième et cinquième guindeau destiné à virer sur
l’orin , après qu’on est venu à pic en virant sur le gros câble
de rotin qui s’enroule sur le guindeau principal. Par ce
moyen, on est moins exposé à rompre les ancres en les dérapant,
ce qui est assez bien imaginé pour des Chinois. La jonque
a trois mâts , sur lesquels s’établissent des voiles en paille dont
les lisses horizontales sont tendues par un grand nombre de
tringles de bambou, qui se ramassent comme un éventail, quand
on largue la drisse ; la grande vergue faite d’une seule pièce, d’un
beau bois rouge, flotte aussi sur ce mât.
.. Ces jonques ne sont faites que pour naviguer dans de belles
mers et avec les moussons favorables ; on dit même que les
lois de la Chine ont arrêté les formes que les constructeurs
doivent à tout jamais donner à ces navires , pour ôter aux sujets
de l’empire les moyens d’entreprendre des navigations lointaines.
Il est cependant à peu près prouvé que les Chinois ont
jadis fréquenté lés côtes de l’Inde , et peut-être même la mer
Rouge. J’ignore si les Chinois peuvent de nos jours s’aventurer
aussi loin, et s’il leur est permis de modifier la construction de
leurs jonques. Quoi qu’il en soit, le voyageur Humbert raconte
que les empereurs du Japon ont arrêté les formes que doivent
avoir les jonques pour les mettre hors d’état de s’éloigner des
côtes.
[M. Roquemaurel.)