quelque chose d’appétissant. Un Chinois à l’air facétieux et de
bonne mine se trouve à la porte, devant un vaste réchaud : c’est
le cuisinier à deux mentons, au ventre rebondi ; il est là, fier de
son métier, avec un Sourire amical pour ses habitués et provocateur
pour ceux qui n’ont pas essayé de son art culinaire. Dans
le fond, des tables en bois rouge, garnies de convives à la mine
sérieuse, aux longues queues tressées, offrent des groupes délicieux
à tous ceux qui aiment à prendre la nature sur le fait.
' Puis, quand on a assez vu ce tableau, il faut aller sur une
des places publiques. En passant, on s’arrête quelque temps devant
une façon de grand hangar sous lequel se débattent une
centaine de musiciens : c’est un concert chinois. Il y a là toute
une harmonie de gongs, de tams-tams, frappés eu cadence, de
flûtes criardes, de violons mal accordés; c’est un concert de
damnés , et il y a quelque chose de vraiment diabolique dans
l’expression de toutes ces figures qui se tordent de cent manières
sous l’influence d’un si abominable tapage;
Mais voici une autre scène. Voyez cettë petite échoppe en
planches mal jointes avec Ce transparent en étoffe légère ; deux
pauvres lampions l’éclairent à peine, et vous n’entendez Sortir
de cet antre mystérieux qu’un faible bruit. Il y a un sentiment
d’humilité dans ce seul gong frappé de temps en temps, et dans
cette voix cassée qui récite comme une espèce de prologue dont
je ne puis deviner la signification. Cet appel, si toutefois ça en
est un , paraît cependant avoir une certaine influence; chacun
s’arrête, le pauvre comme le riche, l’homme affairé aussi bien
que le flâneur ; on se groupe autour de cette pauvre câse devant
laquelle on passait tout à l’heure sans y faire attention,
et vôus voyez, à la manière dont chacun des spectateurs se
dispose à écouter, qu’il vasepassèr quelque chose d’intéressant.
Faites-y comme les autres une pose convenable ; car c’est le Séraphin
de Batavia, c’est une scène d’ombres chinoises, à laquelle
vous allez assister. Après avoir écouté quelque temps ces sons
gutturaux du maître Jean chinois, si vous trouvez un honnête
flâneur qui soit assez complaisant pour vous en expliquer le sens,
vous apprendrez comment un mandarin sait rendre justice A
trois femmes qui se plaignent de n’avoir qu’un seul et unique
mari pour les guider dans le sentier de la vie. Puis vous vous
amuserez ensuite à examiner une à une toutes les figures de vos
voisins, et si vous ne passez pas un délicieux quart d’heure en
contemplant toutes ces têtes à longues queues sur lesquelles
les propos souvent graveleux du maître Jean répandent un air
de joyeuseté et de béatitude, c’est que vous êtes indigne d’une
pareille rencontre. On retrouve là tous les caractères qu’on a pu
examiner sur les boulevards de la capitale de France, alors que
les facéties d’un Bobèche de tréteaux font rire en même temps le
riche qui va dîner, le pauvre qui ne peut en dire autant, et
l’humble fantassin qui, les mains derrière le dos, attend le
coup de baguette de la retraite.
Maintenant, si vous avez l’humeur tragique, vous pousserez
votre promenade un peu plus loin, jusqu’à une petite place au
milieu de laquelle s’élève un théâtre beaucoup plus grand que
celui dont je viens de parler. Pour le moment, la scène n’est
éclairée que par les éclats incertains et blafards d’une tige de
P h o rm ium qui brûle dans un yase rempli d’huile. Cependant
vous distinguez assez les objets pour comprendre que ces deux
grands fauteuils en cuir rouge et ces tentures grossièrement
badigeonnées doivent représenter l’intérieur d’un appartement.
Mais voici qu’un vieux Chinois vient ranimer la lampe, il en
allume une seconde, et il a soin de les placer sur le bord du
théâtre ; de manière à éclairer convenablement le-jeu des ac-*
teurs. Ces préparatifs terminés, il va s’asseoir à gauche sur un
méchant escabeau, et commence avec un incroyable sang-froid
une harmonie de gong et de flûte. Cet homme compose l’or»
chestre à lui tout seul, et il y met un zèle remarquable.
Enfin la pièce commence : c’est sans doute quelque chose de