immense ville qui, à mesure que nous avancions, se déroulait
plus vaste et plus riante. Nous arrivâmes ainsi devant une place
tellement grande que nous distinguions à peine les bestiaux qui
paissaient au milieu : c’est le Koening’s P la in , la Place du Roi.
Elle est encadrée par quatre allées d’arbres séculaires ; sur ses
façades sont bâties de charmantes habitations, encore plus soignées
et plus élégantes que toutes celles que nousavions déjà vues.
C’est une longue’ série de délicieuses maisons de campagne,
toutes ombragées par les splendides panaches du palmier > dù
cocotier, et garnies d’un parterre composé des plus belles fleurs
du monde. C’est le faubourg Saint-Germain de Batavia ; à chaque
pas nous rencontrions la calèche armoriée d’un conseiller des
Indes, d’un magistrat, ou de quelque haut ou puissant seigneur
d’argent : nous... nous étions assis à l’ombre pendant que Lafarge
.et Goupil prenaient un croquis de cette délicieuse vue, pensant
combien devait être confortable l’existence de ces nababs hollandais,
et nous souhaitant réciproquement tous les trésors de
l ’Inde, lorsque nous vîmes arriver un équipage à quatre chevaux
menés à la d’Aumont. Il contenait deux jeunes femmes
charmantes, qui, de leurs jolis yeux, laissèrent tomber sur nous
le plus dédaigneux regard qu’elles purent trouver : nous leur
répondîmes par notre salut le plus gracieux.
Nous sommes coulés ; mais aussi qui diable va se douter qu’il
faut se promener à six heures du matin en habit brodé ? Pourquoi
toutes ces belles dames ne font-elles pas comme à bord d’un
vaisseau , où l’on donne la veille la tenue du lendemain ? nous
nous coucherions en grande tenue pour n’être pas pris au dé-;
pourvu; bref, après avoir fait le tour de Koening’s P la in , nous
rentrâmes à l’hô tel, suant sang et eau, après avoir perdu, sans
retour, de réputation, les officiers de la marine française.
Tous les soirs, à six heures, la bonne société se donne rendez-
vous sur la place de TP'altevreeden, pour y entendre la musique
de la garnison. C’est une espèce de Longchamps perpétuel, où
on lutte d’élégance et de fashion pour la toilette et les équipages.
C’était la seule porte qui nous fût ouverte pour nous réhabiliter;
et nous résolûmes de nous faire superbes : pantalons à
bandes d’otj habits brodés, sabres à coquilles-dorées, chapeaux
montés; nous avions Mis toutes voiles au vent. Le peu de malheureuses
barbes qui avaient résisté aux Moluques et à Célèbes,
furent impitoyablement sacrifiées, et à six heures nous montions
en voiture.
La place était encombrée d’équipages, et grosse caisse, chapeau
chinois, cimballes faisaient un sabbat d’enfer. Les femmes ,
les hommes étaient en costume de bal ; nous, nous étions magnifiques,
et nous nous promenions fièrement, pestant bien un peu
contre la chaleur qui nous accablait dans nos habits boulonnés,
mais faisant contre fortune bon coeur........
Partout on nous avait vanté l’hospitalité dé Batavia; à Am-
boine, àTérnate, àMacassar,etc., où nous avons été si admirablement
accueillis, on nous répétait : tout ceci n’est rien, vous
verrez à Batavia ; nous rêvions des réunions délicieuses, des
fêtes des Mille et une'nuits.
Nous n’avons pas quitté une seule des colonies hollandaises
q u e nous avons visitées, sans en emporter lés plus vifs sentiments
de reconnaissance ; nous quitterons la capitale de l’Inde sans y
laisser et sans en emporter un souvenir.
Le moyen aussi dé recevoir des gens qui arrivent sur rade avec
des voiles réparées, qui sortent à cinq heures du matin en blouses
et chapeaux de paille,' et qui poussent l’oubli de toutes convenances
jusqu’à venir à terre avec une seule épaulette h Ce dernier
reproche s’adresse aux enseignes de vaisseau, auxquels S. M.
Louis-Philippe n’a pas encore jugé à propos d’en donner deux.
C’est du moins ce qui nous a été raconté par plusieurs personnes
qüi assistaient à une nombreuse réunion où il était fort
question de nous.
(M . Demas.)