tone du bord. La route suivait sa direction vers le sud-ouest, et
à mesure que nous avancions, le paysage devenait de plus en plus
varié, le chemin tout en plaine et fort beau nous permettait d’accélérer
le pas. Le terrain devint au bout d’une heure plus inégal,
la plaine se resserra et nous eûmes à traverser quelques lits de
torrents. Enfin à midi, nous arrivâmes à Agua-Garcia, un des
sites les plus pittoresques de toute la route.
Là, le chemin est traversé par un aquéduc en bois suspendu à
une vingtaine de pieds de hauteur. L’eau la plus limpide y coule
toujours abondamment, et après avoir arrosé tous les jardins
situés dans la direction de son cours, va alimenter la ville de
Tacoronte qu’on aperçoit dans le lointain. A gauche,.sur.un petit
tertre, se trouve un abreuvoir dont les auges sont en lave ; là, tous
les voyageurs ont l’habitude de s’arrêter pour faire boire les chevaux
et les laisser reposer, et la beauté du site les invite eux-mêmes
à en faire autant. Nous y restâmes environ une demi-heure, je
l’employai à remonter le cours des eaux. J’avais à peine fait quelques
pas pour gravir le sommet de cette colline, quand j’aperçus un
charmant vallon rempli d’habitations, à travers lequel serpentait
l’aquéduc, si simple dans sa construction, qu’il rappelle l’ouvrage
des peuples les moins avancés dans la civilisation. Je le suivis des
yeux jusqu’à une belle et magnifique forêt qui garnit les flancs de
la montagne d’où descendent ses eaux; j’aurais voulu pouvoir
errer tout à mon aise pendant quelques heures au milieu de ces
ombrages délicieux, mais il fallut se contenter de les contempler
de lo in , ainsi que tout le panorama qui se déployait à mes
regards. Les habitations disséminées dans la plaine, entourées de
jardins et de bouquets d’arbres, me permirent de suivre la direction
des eaux jusqu’à Tacoronte, petite ville située sur le bord de
la mer, dans une position des plus agréables, car tout est fertile
autour delle. La plaine est sillonnée par des ravins profonds,
cieusés par des torrents dont les bords sont garnis de cactus et
près desquels on voit surgir les belles hampes de l’agave américaine.
Reposés par notre halte dans le site d'Agua Garcia, le seul
endroit où l’on trouve de l’eau sur la route, nos chevaux nous
conduisirent avec une nouvelle ardeur jusqu’à la Matanza (le
massacre), lieu célèbre et ainsi nommé des Espagnols , parce
qu’ils y furent taillés en pièces par les Guanches, qui étaient
alors commandés par un de leurs plus valeureux chefs, le dernier
prince de Tacoronte. Nous rencontrâmes presqu’à chaque
instant sur la route des paysans au teint bronzé, ayant la
démarche grave et sérieuse des Espagnols, vigoureux et bien
découplés , comme tous les montagnards. Tous demandaient
à nos gardes si nous étions des Anglais, car ce sont les voyageurs
de cette nation qu’on voit le plus souvent dans toutes
les parties du monde. Tous nous saluaient d’un air respectueux
qui nous étonnait; à Ténériffe la distinction des rangs est toujours
fort tranchée, et l’orgueil démocratique n’a pas encore assez pénétré
pour que le paysan croie pouvoir s’y soustraire, en refusant
le salut à l’homme d’une classe plus élevée, au joug de l’inégalité
qui lui pèse et qui n’en existe pas moins pour cela dans les pays
les plus démocratiques. Dans ceux-ci, je regarde comme une
exagération funeste cette idée qui tend à abolir une coutume
toute patronale qui n’a rien d’humiliant et qui a son côté utile,
en ce que cette marque d’égard et de bienveillance réciproque de
deux hommes qui se rencontrent sur une route et se saluent,
tend à resserrer les liens de la société et ne peut avoir que la plus
heureuse influence sur les relations des hommes qui la composent.
Je ne jugeai donc point les habitants de Ténériffe comme
moins civilisés, parce qu’ils nous témoignaient ces marques de
déférence ; malheureusement bientôt après j’eus lieu de voir, à
leurs habitudes mendiantes, que ce peuple a bien peu le sentiment
de sa dignité. Des groupes de belles villageoises qui passaient
auprès de nous, à l’oeil vif et au teint basané, auxquelles les belles
proportions de leur taille, de leur sein, et leur désinvolture dégagée
donnaient un air de santé et de beauté toute particulière,